Affaire Kurt Gerstein (suite) – M. Alain Decaux en question

M. Alain Decaux est historien. Il appartient à l’Académie française. Ses émissions historiques à la radio ou à la télévision sont en général très prisées. Son crédit moral est grand. Ses exposés sont clairs. Le grand public n’a pas de mal à les comprendre. Le ton d’A. Decaux est chaleureux et convaincant. Les historiens professionnels cependant peuvent parfois le trouver superficiel. A. Decaux traite de trop de sujets divers pour avoir le temps d’étudier personnellement chacun de ces sujets comme il le faudrait. Il est obligé de se décharger d’une grande partie de sa tâche sur des collaborateurs qui n’ont pas obligatoirement une formation nécessaire à la recherche historique. La plus récente de ses émissions portait sur le SS Kurt Gerstein. En voici le texte d’annonce.

Jeudi 24 mars 1983 – 20.35 L’HISTOIRE EN QUESTION

Émission d’Alain Decaux. Collaboration : Janine Knuth et Françoise Renaudot. Réalisation : Jean-Charles Dudrumet :

« Sturmführer SS Gerstein, espion de Dieu »

Kurt Gerstein : un nom inconnu du grand public. Cet homme a pourtant été le premier à dénoncer le génocide hitlérien et à révéler les conditions d’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Non seulement Kurt Gerstein était allemand, mais c’était un SS.

Étrange destinée que celle de Gerstein. Cet ingénieur protestant très pratiquant s’était rallié à Hitler, comme la majorité de ses compatriotes, en 1933. Très vite, des mesures antireligieuses sont prises par le nouveau pouvoir. Tous les mouvements de jeunesse, catholiques et protestants, doivent s’inscrire dans la jeunesse hitlérienne. Ecœuré par cette propagande antichrétienne, Gerstein continue à animer clandestinement des groupes de jeunes. Vite repéré, il est déporté en 1938 au camp de concentration de Dachau.

À l’automne 1940, Hitler décide l’élimination des malades mentaux. La belle-sœur de Gerstein, qui est folle, est assassinée. Lors de ses obsèques, Gerstein annonce sa décision à sa famille : il va rentrer dans les SS. Stupéfaction. Ce n’est pourtant qu’en s’intégrant aux nazis qu’il pourra mieux observer et dénoncer.

Il gravit rapidement les échelons de la hiérarchie. Nommé Sturmführer en 1941, on utilise sa qualification pour l’intégrer au service de la désinfection. À ce titre, il est appelé en 1942 au camp de concentration de Belzec, près de Lublin. Dès lors, comme l’écrit Saul Friedländer dans le livre qu’il lui a consacré (éd. Casterman), « il devient à la fois le témoin oculaire et le technicien complice de l’extermination des juifs ». Avec une horreur absolue, il verra les hommes, les enfants, les femmes marcher, nus, vers la mort. Il doit témoigner. Bien qu’espionné en permanence, il va prévenir un diplomate suédois, un diplomate suisse, le nonce du pape à Berlin. Il entre en contact avec un membre de la résistance hollandaise. Peu à peu, le monde libre est averti de l’entreprise infernale qui est en cours. Et le monde libre ne fera rien.

En avril 1945, Gerstein se présente aux autorités françaises qui le laissent libre pour qu’il puisse rédiger un compte rendu de ce qu’il a vu. Mais Gerstein est un officier SS. Il doit donc être arrêté. À la prison du Cherche-Midi, il plonge dans le désespoir. Un matin, on le trouve pendu dans sa cellule.

L’émission est illustrée par des documents d’archives inédits. Avec la participation de Reinhardt Gedecke, ami de Kurt Gerstein ; Léon Poliakov, historien, et le baron von Otter, attaché à l’ambassade de Suède à Berlin en 1942.

Reprise de l’émission demain 15 h 55.

 

Supposons que, profane en la matière, un téléspectateur français de 1983 ait lu ce texte d’annonce avec un tant soit peu d’attention. Il pourra, semble-t-il, n’aller que de surprise en surprise jusqu’à se demander avec perplexité : « Mais quelle histoire me raconte-t-on là ? »

Voici, facilement imaginables, les motifs de surprise ou de perplexité qui vont sans doute assaillir successivement le téléspectateur :

– Pas un instant les mots de « chambre à gaz » ou de « gazage » ne sont prononcés dans ce texte. On nous dit bien que Gerstein a été le premier homme à révéler « les conditions d’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale », mais ces conditions-là ne sont pas précisées d’un seul mot. On ajoute, par ailleurs, que Gerstein a vu « les hommes, les enfants, les femmes marcher nus vers la mort », mais il n’y a pas un mot pour nous dire comment cette mort était administrée. Enfin, il est curieux que l’entreprise d’extermination systématique semble s’appliquer exclusivement à des victimes juives.

– Il est étonnant que le premier homme à dénoncer le génocide des juifs ait été un SS et que ce fait spectaculaire ait été en quelque sorte dissimulé au grand public pendant près de quarante ans, puisque, aussi bien, comme le dit le texte, le nom de Kurt Gerstein est « inconnu du grand public ». Quant à la destinée de ce SS, elle est troublante.

Dès avant la guerre Kurt Gerstein, qui n’était pas encore SS, aurait été «vite repéré» pour ses activités antinazies et, dès 1938, il aurait ainsi logiquement été mis dans un camp de concentration. Cependant, libéré de ce camp, il aurait été admis dans la SS et il aurait rapidement gravi les échelons de la hiérarchie SS. Il serait spontanément entré dans la SS, non pour la servir, mais pour la desservir. Il y serait entré avec l’intention de l’espionner pour le compte de puissances étrangères. C’est ainsi qu’il aurait exterminé des juifs non par désir de les exterminer mais pour témoigner plus tard de ce qu’il y avait une extermination des juifs. Les nazis l’auraient « espionné en permanence ». Cet espion espionné serait allé prévenir du génocide un diplomate suédois, puis un diplomate suisse, puis le nonce du pape à Berlin et, enfin, jusqu’à un membre de la résistance hollandaise. À partir de là, il se serait produit un incroyable enchaînement de circonstances : peu à peu le monde libre aurait été averti de l’entreprise infernale qui était en cours, mais il n’aurait rien fait. Ni la Suède, ni la Suisse, ni le Vatican (en la personne de Pie XII), ni la résistance hollandaise n’auraient rien fait. Comme dans une gigantesque conspiration du silence, Churchill, Roosevelt, Staline (du monde libre ?) et tous les gouvernements en exil auraient décidé de ne pas révéler au monde cette existence d’une horreur sans précédent dans l’histoire : l’extermination scientifique, sur une échelle industrielle, de millions d’hommes en raison de leur seule race.

– En avril 1945 Gerstein se serait présenté de lui-même aux autorités militaires françaises pour qu’il puisse rédiger un compte rendu de ce qu’il avait vu. On peut penser que, fort de ce compte rendu et fort de tous les gages qu’il avait donnés à l’espionnage allié, Gerstein allait être salué comme cet « espion de Dieu » qui, entré dans l’infernale machinerie pour mieux la décrire aux Alliés, avait été le premier à informer le monde libre tout entier des horreurs nazies. Or, les Français le jettent en prison et là Gerstein est retrouvé pendu. Il est probable que, saisi de désespoir, il a choisi de se tuer.

Ce résumé est plein d’erreurs

Ce résumé est plein d’erreurs dont voici quelques-unes :

– Le grade de Sturmführer n’existait pas. Gerstein a été successivement Untersturmführer (sous-lieutenant), puis Obersturmführer (lieutenant), non pas à titre militaire mais comme affecté spécial, c’est-à-dire en raison de son emploi professionnel civil. Il n’a pas dépassé le grade de lieutenant.

– Il n’a pas été déporté ni interné au camp de concentration de Dachau, mais il a été souvent interpellé par la police en raison de son activisme religieux hostile au régime. Il a passé quelques semaines en prison et au camp de Welsheim, près de Stuttgart.

– Hitler n’a pas décidé à l’automne 1940 l’élimination physique des malades mentaux mais, dès le premier jour de la guerre avec la Pologne (1er septembre 1939), il a autorisé la pratique de l’euthanasie, en particulier dans le cas des soldats atrocement blessés ainsi que de débiles mentaux. Un an plus tard, sous la pression de l’opinion publique et des églises, l’euthanasie ne fut plus pratiquée.

– La belle-sœur d’un frère de Gerstein était malade mentale et elle est morte dans un asile. Rien ne permet de dire qu’elle a été assassinée.

– Gerstein n’a passé que deux jours au camp de Belzec ; c’est le deuxième jour qu’il affirme avoir assisté au gazage de plusieurs milliers de juifs.

– Il n’a rencontré que deux fois le baron von Otter, attaché de l’ambassade de Suède. La première fois, par hasard, il a abordé dans un train un étranger qui se trouvait être Otter ; il lui a fait un récit terrifiant et lui a demandé d’avertir la Suède. Une autre fois, il a rencontré Otter non pas à l’ambassade mais dans une rue de Berlin, proche de l’ambassade. Il semble que Otter ait eu avec lui le comportement et les propos qu’on peut avoir avec un importun et un excité[1] dont on veut se débarrasser. Gerstein n’a rencontré qu’une fois, en juin 1944, Paul Hochstrasser, qui était fonctionnaire à l’ambassade suisse de Berlin ; il lui aurait raconté qu’il avait assisté à un gazage homicide dans un camp nommé Berblenka (?) ; s’agissait-il en fait du camp de Treblinka? Mais Gerstein n’avait, dit-il lui-même, passé que quelques heures dans ce camp près de deux ans plus tôt (en août 1942).

– On ne peut pas dire qu’il ait prévenu le nonce du pape à Berlin, puisqu’il semble avoir été refoulé de la nonciature dès après avoir répondu qu’il était soldat ; la nonciature ne pouvait accorder d’entretien à un soldat, même en tenue civile, sans accord des autorités militaires.

– On nous affirme que « l’émission est illustrée par des documents d’archives inédits». Il ne semble pas que ce soit le cas. Cette émission était illustrée de photographies de cadavres de typhiques ou de malades qu’on retrouve sans cesse dans les documentaires destinés à illustrer ce qu’on appelle l’horreur des camps. Le sujet portait spécialement sur le camp de Belzec ; or, il n’est apparu aucune photographie, aucun plan, aucun document en rapport avec ce camp. Et cela pour une bonne raison qui devrait donner à réfléchir : on prétend ne rien posséder de tel sur Belzec. C’est invraisemblable. Il est plus vraisemblable qu’il existe des documents sur Belzec mais qu’on ne tient pas à nous les montrer. Si on nous les montrait, nous verrions au premier coup d’œil que les installations de mort, forcément gigantesques, dont on nous parle n’y trouveraient pas place. Ces remarques valent également pour Treblinka et pour Sobibor. Les historiens spécialistes de ces camps, comme Gitta Sereny Honeyman ou Adalbert Rückerl, en sont réduits dans leurs ouvrages à ne présenter soit aucun plan, soit des plans « reconstitués selon la mémoire » de tel rescapé ; quelquefois, ils ne nous disent même pas qu’il s’agit de reconstitutions. Sur ces plans, la chambre à gaz (sous-entendu « homicide ») n’est qu’un minuscule bâtiment. Lors de l’émission d’A. Decaux, on a utilisé un audacieux subterfuge : on nous a présenté un film qui, disait la bande-annonce, avait été « filmé à Dachau ». Ainsi le spectateur non averti croyait-il voir, à défaut d’une chambre à gaz homicide de Belzec, une chambre à gaz homicide située à Dachau. La réalité est toute différente. On a filmé à Dachau (près de Munich) une pièce désignée par le mot de «Brausebad» (bain-douche) et on a laissé entendre que ce bain-douche était en réalité une chambre à gaz homicide. La caméra s’attarde comme méditativement sur des murs, sur un carrelage, sur une grille d’égout, sur des emplacements au plafond qui ont pu être ceux de pommes de douches. Mais, pour les besoins du film, on a écarté le panneau mobile sur lequel les autorités du musée ont inscrit en cinq langues que cette chambre à gaz n’avait jamais servi à tuer personne. Après la guerre, pendant de longues années, ces autorités ont laissé croire que des dizaines de milliers d’internés avaient été gazés dans cette pièce : l’unique chambre à gaz homicide de Dachau. Il faut convenir que d’innombrables témoignages, dont celui de Mgr Piguet, évêque de Clermont-Ferrand, avaient accrédité ce mensonge. Quand les autorités de Dachau se rendirent compte avec le temps qu’il fallait expliquer aux sceptiques le fonctionnement de cette machine de mort et quand elles se virent dans l’impossibilité de le faire, elles eurent recours à une échappatoire. Elles affirmèrent que ladite pièce était bien une chambre à gaz homicide déguisée en douches, mais que cette pièce, dont la construction avait été commencée en 1942, n’était pas encore achevée en 1945 à la libération du camp. Elle n’avait donc pu tuer personne. J’ai alors demandé par lettre sur quoi l’on se fondait pour qualifier cette pièce inachevée de future chambre à gaz homicide. Je demandais également : « Comment peut-on savoir qu’une pièce inachevée est destinée à devenir, une fois achevée, une chose qu’on n’a jamais encore vue de sa vie ? » Les autorités du musée de Dachau aussi bien que l’Amicale internationale des anciens déportés de Dachau furent incapables de répondre à mes questions. C’est ce que l’on pourra constater en lisant dans mon Mémoire en défense mon échange de correspondance avec ces personnes.

Ajoutons ici qu’il n’existe aucune expertise technique de l’arme du crime (ces chambres à gaz homicides qu’à Auschwitz et ailleurs on présente aux touristes soit «à l’état d’origine», soit sous forme de ruines) et qu’il n’existe non plus aucun rapport d’autopsie établissant que tel ou tel cadavre est celui d’une personne tuée par l’effet d’un gaz. La vérité est qu’il a existé des ébauches d’expertise qu’on n’a pas publiées et, à Strasbourg, pour le camp du Struthof, une tentative de rapport d’autopsie qui a tourné court lorsque le doyen Fabre, de la Faculté de pharmacie de Paris, a conclu que, contrairement à ce qui s’était dit, les cadavres examinés ne contenaient pas trace d’acide cyanhydrique. Le rapport du professeur Fabre a disparu des archives de la Justice militaire française, mais on sait ses conclusions par une phrase des experts non toxicologues qui travaillaient dans la même commission d’enquête.

L’exposé d’A. Decaux

L’exposé d’A. Decaux fut, en substance, comparable au texte d’annonce. Le ton m’en a paru forcé. Il y avait moins de conviction sincère que d’habitude. A. Decaux a prononcé l’expression de chambre à gaz. Il a parlé de gazages homicides à l’oxyde de carbone (CO) et au gaz carbonique (CO2). Il n’a pas hésité à dire que, pour liquider les malades mentaux, les médecins allemands procédaient à des injections de morphine sur les malades qu’ils envoyaient ensuite par fournées dans des chambres à gaz : bizarre procédure que ne fonde aucune preuve. Il n’a pas non plus hésité à dire qu’en janvier 1942 les Allemands avaient décidé à Wannsee la «solution finale» (entendez par là l’extermination des juifs). Ce faisant, A. Decaux commettait plusieurs graves erreurs et il montrait en même temps qu’il ignorait encore que, même pour les auteurs les plus exterminationnistes, une affirmation comme la sienne est devenue insoutenable. Dès 1960 le Dr Kubovy avait dû admettre qu’on ne possédait pas le moindre document prouvant que soit Hitler, soit un membre de son entourage ait donné un ordre d’extermination des juifs. Mais les concessions faites, en la matière, à la vérité des faits sont toujours cachées par les grands moyens d’information et parfois même par les ouvrages scientifiques. Aussi, en juin 1982, les professeurs Raymond Aron et François Furet s’imaginaient-ils encore de bonne foi qu’il existait une foule de documents prouvant que les nazis avaient donné ou reçu l’ordre d’exterminer les juifs. C’est lorsque ces deux professeurs ont accepté de diriger le colloque international de Paris sur «Le National-socialisme et les Juifs» (29 juin–2 juillet 1982) qu’ils ont découvert leur méprise. Pour tout détail sur ce point, on pourra se reporter aux pages 90 et 91 de la seconde édition de ma Réponse à Pierre Vidal-Naquet. Parmi les documents traditionnellement invoqués par les exterminationnistes a souvent figuré le procès-verbal (et non pas : « le protocole ») d’une réunion qui s’était tenue à Berlin-Wannsee, le 20 janvier 1942. Il a fallu de longues années aux historiens pour se rendre compte que ce procès-verbal, étrange par certains points de son contenu, ne comportait pas d’en-tête, n’était signé de personne et ne présentait aucune des caractéristiques habituelles des documents officiels (par exemple : la liste de ventilation des divers exemplaires). On n’avait sous les yeux qu’un papier anonyme ordinaire dont le texte avait été tapé à la machine par un anonyme. De toute façon, il n’était pas question d’exterminer les juifs. Quant à l’expression de « solution finale », A. Decaux devrait tout de même savoir qu’elle est clairement expliquée par le contexte où elle apparaît, par exemple, dans la lettre, très connue, que Göring adressait à Heydrich le [31] juillet 1941 : cette solution (enfin, à la fin des fins) de la vieille question juive était à rechercher, dès son début, dans l’émigration et dans l’évacuation. Je cite dans mes écrits des textes prouvant que Hitler repoussait à l’après-guerre la solution de la question juive. En attendant, une partie de ces minorités juives installées en Europe devait, dans la mesure des moyens matériels disponibles, être « refoulée vers l’Est » (Zurückdrängung nach Osten). C’est ainsi que, pour toute la durée de l’occupation de la France par les Allemands, seul un quart de tous les juifs se trouvant en France (qu’ils fussent français, étrangers ou apatrides) furent victimes de déportations.

A. Decaux ne manque pas de flair : il a senti qu’il y avait quelques aspects troubles ou troublants chez Gerstein, mais il s’est contenté de parler de « contradictions » ; ces contradictions, il ne les a illustrées que par le récit de quelques épisodes sans grande portée. C’était dans les récits mêmes de Gerstein qu’il aurait fallu nous montrer ce qui était troublant ou contradictoire. Et c’est là qu’A. Decaux a gommé tout ce qui aurait pu donner l’éveil à l’esprit critique du téléspectateur. Les récits de Gerstein abondent en invraisemblances, absurdités, contradictions. A. Decaux les a toutes effacées, sans exception. Si on lit attentivement tous les textes signés de Gerstein ou attribués à Gerstein, il est humainement impossible de croire à ce qu’ils nous racontent. Et si Gerstein n’a, dans les faits, rencontré que scepticisme, c’est qu’il n’était pas crédible. A. Decaux et bien d’autres avec lui ont tort d’accuser la Suède, la Suisse, le Vatican et les Alliés de n’avoir pas ajouté foi aux propos de Gerstein. Si Gerstein n’avait dit que ce qu’A. Decaux lui faisait dire dans cette émission télévisée, alors, certes, le scepticisme du monde entier aurait été plus difficile à comprendre, mais, précisément, Gerstein avait dit tout autre chose. Ses textes sont délirants. Il est naïf d’aller prétendre que la Suède craignait pour sa neutralité ou que personne ne se souciait du sort des juifs. Les responsables alliés, quant à eux, auraient été trop heureux de déclarer à la face du monde que les Allemands étaient d’horribles barbares qui avaient, avec les chambres à gaz homicides, inventé la plus grande folie meurtrière de tous les temps. Les Alliés ne se privaient pas de dire du mal de l’Allemagne et même d’en inventer, ne fût-ce que pour couvrir leurs propres crimes. Staline aurait été trop heureux de proclamer que les fascistes allemands commettaient tous les jours plusieurs « Katyn » à la fois. Jamais les responsables alliés n’ont manqué de rappeler qu’à leurs yeux la politique de Hitler à l’égard des juifs était criminelle et meurtrière. C’était même là un leitmotiv de la propagande de guerre alliée en réponse au leitmotiv de la propagande de guerre allemande selon lequel c’étaient les juifs qui avaient appelé le plus fort à la croisade contre l’Allemagne, tant du côté des « ploutocrates de l’Ouest » que du côté des « judéo-bolcheviques de l’Est ». Il faut faire ici une différence entre ce que colportaient les officines de propagande alliées et ce que les responsables politiques alliés prenaient à leur compte. Pendant toute la guerre, les journaux et les radios alliées (et parfois même neutres) ont propagé de prétendues informations sur les chambres à gaz allemandes ou sur les chambres à vapeur ou sur les électrocutions à échelle industrielle, ou sur les mises à mort dans des wagons imprégnés de chaux vive, ou sur les usines à savon fait avec de la graisse de juifs ou sur toutes sortes d’horreurs mythiques. Mais, en même temps, il faut noter que pas un seul responsable politique n’a pris la responsabilité d’exploiter pour son compte ce type de mensonges. Les récits « à la Gerstein » étaient jetés en pâture à la foule, mais Churchill, Roosevelt, Staline, de Gaulle, Sikorski, Benes et leurs homologues n’y croyaient pas. Leurs paroles et surtout leurs actes le prouvent. Ni à Téhéran, ni à Yalta, ni ensemble, ni séparément, on n’a parlé de chambres à gaz ou de génocide.

Sur ce sujet, le livre le plus éclairant me paraît être celui de Walter Laqueur intitulé The Terrible Secret.

Ce chercheur, juif et exterminationniste, soutient la thèse selon laquelle tous les gouvernements savaient qu’il existait des chambres à gaz et un génocide des juifs, mais tous les gouvernements (y compris les responsables des juifs de Palestine) ont préféré se dissimuler la vérité ou bien n’ont pas voulu y croire. C’est avec cette idée en tête que Walter Laqueur a mené son enquête et écrit son livre. Or, le résultat le plus patent de cette enquête et de ce livre est, pour tout esprit non prévenu, qu’il n’a existé chez les responsables politiques ni aveuglement sur ce point, ni on ne sait trop quelle conjuration générale pour faire le silence, mais une réaction générale de bon sens ; tous ces responsables ont parfaitement discerné qu’il n’y avait là que de la propagande de guerre et même sans doute, pour beaucoup d’entre eux, que de la propagande de guerre forgée par leurs propres services. Le Vatican et le Comité international de la Croix-Rouge témoignaient, de leur côté, de la même clairvoyance. Le Vatican possédait notamment sur le compte des événements de Pologne toutes les informations désirables. Quel est le responsable politique ou religieux qui se serait tu s’il avait su que les Allemands avaient poussé la barbarie jusqu’à installer en plein cœur de l’Europe la plus fantastique machinerie à tuer en série qu’on puisse imaginer ? Le livre de W. Laqueur présente un autre avantage : il démontre que, pour les Alliés, l’Allemagne et son empire étaient progressivement devenus «transparents» ; tous les codes allemands avaient été déchiffrés, les informations de toute sorte affluaient en provenance soit des pays alliés de l’Allemagne, soit des pays neutres, soit des mouvements de résistance ; la Suisse, en particulier, constituait une plaque tournante pour la transmission des nouvelles en clair ou chiffrées. Les communications par lettres, par télégraphe, par téléphone, par journalistes, par valises diplomatiques permettaient de se faire une idée exacte de ce qui se passait en Europe occupée. Les photographies aériennes combinées avec les renseignements des services secrets alliés ne laissaient rien ignorer des activités d’Auschwitz, par exemple. Les photographies aériennes d’Auschwitz prises en 1944 et publiées en 1979 ont porté le coup de grâce à la légende des gigantesques chambres à gaz de Birkenau et des formidables bûchers ou crématoires.

Les invraisemblances et les insanités de Gerstein

Vers la fin de 1983 ou le début de 1984, une thèse sera publiée en France sur les étonnantes confessions de Gerstein.[2] Une analyse sèche et scientifique des divers textes attribués à Kurt Gerstein y mettra en évidence des invraisemblances, des insanités et des contradictions telles qu’on se demande à tout le moins si Kurt Gerstein n’était pas un personnage sujet à des exaltations frénétiques qui lui faisaient perdre tout sens de la réalité, à commencer par des réalités qu’en vertu de sa formation scientifique il n’aurait pas dû ignorer. Cet aspect de fièvre et d’exaltation a été relevé par tous ceux qui l’ont connu ou rencontré et il est juste de dire ici qu’A. Decaux lui-même a, à plusieurs reprises, signalé ce trait de caractère aux téléspectateurs. Quand on sort d’une lecture prolongée des textes de cet étrange mystique de l’Église confessante allemande, on ne peut que se demander ce qu’en penseraient des psychiatres. Et comme Gerstein passe d’une exaltation mégalomaniaque à des phases de sincérité et d’humilité, il lui arrive de nous dire, par exemple, que tel réseau de résistance étranger le critique et lui demande des renseignements exacts et non pas des récits de cruautés fictives ; à un autre moment, il confesse qu’il a été éconduit par l’ambassadeur d’une puissance neutre lui disant que son récit « ne pouvait être que le produit d’une fantaisie pathologique»[3].

Nous nous limiterons à quelques échantillons des confessions multiformes de cet étrange SS. Voici son récit :

Il déclare qu’un jour de juin 1942 un inconnu, habillé en civil, le chargea d’une extraordinaire et terrible mission, une mission ultra-secrète. Cet inconnu aurait été un commandant SS du nom de Günther et appartenant à l’Office central de sécurité du Reich. La mission consistait pour Gerstein à se procurer cent kilos d’acide prussique (ailleurs, il dira : deux cent soixante kilos). La destination n’est connue que du civil et du chauffeur du camion. Le départ se fait au mois d’août 1942. La première étape les amène à l’usine de Collin, près de Prague. Le camion chargé, on part pour Lublin, mais déjà l’esprit de Gerstein s’est mis à fonctionner : il imagine à peu près à quoi l’acide prussique devra servir et même il est allé donner à entendre aux ouvriers tchèques de l’usine que cet acide était destiné à tuer des êtres humains. En cours de route, il se produit un fait bizarre : alors que la mission est ultra-secrète, on prend avec soi «plutôt par hasard» (sic) le professeur Pfannenstiel, professeur d’hygiène à l’université de Marbourg.

À Lublin, une éminence, le général SS Globocnik (que Gerstein nommera toujours Globocnek), reçoit les voyageurs, c’est-à-dire apparemment Gerstein et le voyageur de complément, Pfannenstiel. Nous sommes le 17 août 1942. Le général les informe qu’il va les mettre au courant du plus grand secret du Reich et, sans autre préambule, il leur déclare qu’au camp de Belzec (orthographié Belcec) on tue au maximum quinze mille personnes par jour ; au camp de Sobibor, vingt mille personnes par jour ; au camp de Treblinka, vingt-cinq mille personnes par jour ; et il ajoute que le camp de Majdanek (orthographié Maidannek) est en préparation. Gerstein prétend avoir visité trois de ces camps ; un seul lui est inconnu : dans une version de ses confessions, c’est Majdanek, et, dans les autres versions, c’est Sobibor. De pareils chiffres et une pareille révélation subite devraient suffoquer nos gens. Ces chiffres sont évidemment faux et fous. Ce n’est pas moi qui le dis, mais David Rousset. Ce dernier, constatant que Jean-François Steiner écrivait à la page 108 de son Treblinka (un faux aujourd’hui reconnu même par un Vidal-Naquet): «On gaza, à Treblinka, une moyenne de quinze mille juifs par jour », ne peut cacher son indignation et il dit : « C’est évidemment faux. Il suffit à ces avocats du diable [sous-entendu : les négateurs du génocide] de se saisir de ce chiffre de quinze mille par jour et d’en montrer l’absurdité par un simple calcul, pour faire un mal que l’on imagine peu ».[4] Que dirait alors David Rousset des soixante mille morts par jour dans ces trois petits camps à l’existence éphémère ? D’autres que moi ont fait le calcul : il y serait mort 28 350 000 hommes. Cela sans compter le vaste camp de Majdanek et l’immense complexe d’Auschwitz et bien d’autres camps encore. Vu que dans ces trois petits camps on aurait enterré les morts dans des fosses ou bien on les aurait brûlés sur des bûchers, imagine-t-on les prodigieux charniers qu’on aurait trouvés après la guerre (voyez déjà l’étendue des seuls charniers de Katyn pour quatre mille cent quarante-trois cadavres) et les énormes quantités de carburant nécessaires à de telles hécatombes ?

Mais ces quinze mille morts au maximum de Belzec, comment les aurait-on obtenus? La réponse est stupéfiante : par le moyen d’un vieux moteur Diesel russe. Un seul moteur pour quinze mille personnes ! Et le comble est que ce moteur n’aurait pas été à explosion, mais à combustion interne à haute compression et fonctionnant à l’huile lourde ou gas oil. Un moteur Diesel fournit bien un peu d’oxyde de carbone (mortel) mais surtout du gaz carbonique ; ce gaz n’est pas toxique, mais une atmosphère qui en contient trente pour cent détermine une asphyxie. M. Louis Truffert, le toxicologue bien connu, que j’avais consulté sur les effets respectifs du CO, du CO₂ et de l’HCN, avait eu cette réflexion : « Si on vous parle de gazage (homicide) au CO₂, vous pouvez considérer que c’est une plaisanterie. » Et Gerstein est un scientifique et il est un spécialiste d’hygiène et de désinfection !

Le général SS demande qu’on lui désinfecte d’énormes quantités de vêtements et que, d’autre part, on lui change le système des chambres à gaz pour utiliser maintenant de l’acide prussique (HCN). Et le général de se lancer dans un récit de matamore. Il dit qu’avant-hier, soit le 15 août, Hitler en personne et Himmler en personne sont venus lui rendre visite ainsi qu’un directeur de ministère du nom de Herbert Lindner. Or, il est admis par les historiens que ni Hitler, ni Himmler ne pouvaient avoir été présents (et qu’il n’existait pas de directeur de ministère de ce nom, mais un Linden). Cette vantardise, si elle était le fait du général, risquait d’être éventée par la moindre question posée dans l’entourage par nos visiteurs. Hitler aurait dit qu’il valait mieux enterrer les corps au lieu de les brûler pour que, retrouvés plus tard, ils attestent la grandeur du national-socialisme. Autrement dit, si l’on veut bien se reporter aux performances susmentionnées, les Allemands, seulement pour trois modestes camps de durée éphémère, auraient ainsi laissé la trace d’environ quinze « Katyn » par jour et d’environ sept mille « Katyn » en tout. Mais les confessions de Gerstein renferment encore bien plus d’énormités.

Le 18 août 1942, c’est-à-dire le lendemain de sa rencontre avec le général SS, il se rend au camp de Belzec avec le professeur Pfannenstiel. Le général les présente à un capitaine SS. Gerstein donne le grade et le nom du personnage : il écrit en toutes lettres et bien lisiblement : « SS Hauptsturmführer Obermeyer de Pirmasens ». Pirmasens est le nom d’une ville allemande. Mais là encore les historiens nous disent qu’il n’y a jamais eu à Belzec de personne du nom d’Obermeyer, qu’elle fût de Pirmasens ou d’ailleurs. L. Poliakov, prétendant reproduire le texte de Gerstein, n’hésite pas à supprimer les mots « Hauptsturmführer Obermeyer de Pirmasens » pour les remplacer par trois points de suspension et il déclare en note : « Ce nom est mal lisible : Wirth ? » C’est là une invention de Poliakov, d’abord parce que le texte est parfaitement lisible, ensuite parce que, dans d’autres versions de ses confessions, Gerstein donne les mêmes indications (grade, nom de la personne, nom de la ville) ; dans une version en allemand, Gerstein va jusqu’à faire parler le personnage (« Le SS Hauptsturmführer Obermeyer me raconta : “J’ai rencontré dans un village de la région un Juif et sa femme, originaires de ma ville natale de Pirmasens…” ») ; L. Poliakov est enfin un inventeur puisqu’il ne peut être question de substituer le nom de « Wirth », lequel occuperait cinq espaces dactylographiques, aux mots « Hauptsturmführer Obermeyer de Pirmasens », lesquels occupent quarante espaces dactylographiques (le texte de référence est dactylographié en français et Gerstein a écrit : « -fuehrer » et non « –führer »).

On ne sait trop pourquoi le capitaine SS fait voir à Gerstein les « installations » avec « grande retenance » (entendez : grande répugnance). Il y a notamment « trois et trois chambres comme des garages, 4 x 5 mètres, 1,90 mètre d’altitude ». Retenons par conséquent que, d’après les dires de l’ingénieur Gerstein, il y a en tout six chambres ; chacune d’entre celles-ci a une hauteur de un mètre quatre-vingt-dix (Gerstein lui-même mesure un mètre quatre-vingt-six), une superficie de 20 m2 et un volume de 38 m3. Je passe ici sur d’autres points du récit et je prie le lecteur qui voudrait connaître le texte intégral de l’une au moins des confessions de Gerstein de se reporter aux pages 283-290 du livre de Pierre Joffroy.

Le lendemain matin – 19 août 1942 – arrive au camp de Belzec un train en provenance de Lemberg. Ce train est de quarante-cinq wagons, ce qui est considérable. Ces wagons contiennent six mille sept cents personnes, ce qui, si on fait le calcul, revient à dire qu’on avait pu mettre une moyenne de près de cent quarante-neuf personnes dans chaque wagon.[5] Gerstein dit que mille quatre cent cinquante personnes étaient déjà mortes à l’arrivée. Il ne nous indique pas comment cette comptabilité s’est faite. L. Poliakov, lui, fait dire à Gerstein que les quarante-cinq wagons contenaient « plus de six mille personnes » et il ne reproduit pas les mots « mille quatre cent cinquante déjà morts à leur arrivée ». Gerstein dit que deux cents Ukrainiens « arrachent les portes » et « chassent les personnes en dehors des voitures ». Chez Poliakov, ces « personnes » deviennent des « juifs ». Gerstein dit que les personnes en question sont invitées à se déshabiller et qu’un petit garçon juif de quatre ans offre à chacun un petit morceau de ficelle pour « joindre ensemble les chaussures ». L. Poliakov saute sans vergogne l’épisode du petit distributeur de ficelles. C’est que cet épisode est invraisemblable : imagine-t-on, en effet, un enfant de quatre ans répétant cinq mille deux cent cinquante fois ce geste, puisque, aussi bien, il reste encore cinq mille deux cent cinquante personnes vivantes? Dans une autre version de ses confessions – une version en allemand – Gerstein écrira : « Je me souviens de quelques images profondément saisissantes pour moi : d’un petit garçon juif de trois ou quatre ans dans la main duquel on mit un paquet de ficelles pour attacher les chaussures ensemble, et comment il distribuait les ficelles aux gens, comme perdu dans un rêve. »

Version encore plus invraisemblable : un paquet de ficelles dans une main pour cinq mille deux cent cinquante personnes, le tout étant distribué d’un air rêveur !

Arrive le moment crucial. Les victimes sont dans les chambres à gaz. L’ingénieur continue de donner des précisions chiffrées, mais, curieusement, ces précisions se mettent à changer. On ne va pas se servir de six chambres à gaz mais seulement de quatre. Leur superficie n’est plus de vingt mètres carrés mais de vingt-cinq mètres carrés, comme si l’on pouvait écrire 5 x 4 = 25. Le volume n’est plus de trente-huit mais de quarante-cinq mètres cubes. Il faut donc entendre que la hauteur de ces chambres est ramenée de un mètre quatre-vingt-dix à un mètre quatre-vingts. Gerstein dit que les gens se pressent les uns aux pieds des autres et qu’il y a dans chaque chambre de sept à huit cents personnes. Il ne s’agit pas là d’une méprise. Il répétera un peu plus loin : « 4 fois 750 personnes à 4 fois 45 m3. » Ces précisions sont une constante de toutes les versions de ses confessions. Si on fait le calcul, cela représente de vingt-huit à trente-deux personnes debout au mètre carré. Que le lecteur s’imagine une pièce de la superficie d’une chambre à coucher ordinaire mais avec un plafond à un mètre quatre-vingts, et non pas un mètre quatre-vingt-dix, comme le dit Gerstein par ailleurs ! Comment y faire tenir debout une moyenne de trente personnes au mètre carré ? Qui pourrait faire entrer dans une telle chambre sept à huit cents personnes ? L’impossibilité est patente. Aussi Léon Poliakov a-t-il remplacé « 25 m2 » par… 93 m2. Quant à Robert Neumann, il a remplacé les chiffres de sept à huit cents par ceux de « 170 à 180 ».[6] Comprimés comme ils l’auraient été sous un plafond situé à un mètre quatre-vingts du sol, les malheureux n’auraient eu aucune difficulté à empêcher l’arrivée du gaz et le moteur Diesel se serait étouffé.

Gerstein dit que le moteur Diesel a pris 2 h 49 mn pour se mettre en marche et que pendant ce temps-là on entendait les victimes pleurer. Il dit que vingt-cinq minutes passent, au bout desquelles beaucoup de victimes sont mortes. On se demande comment les victimes ont pu continuer de respirer pendant une aussi longue attente: où trouvaient-elles l’oxygène nécessaire? Comment, d’autre part, Gerstein a-t-il pu savoir que dans les quatre chambres à gaz beaucoup de gens étaient morts au bout de vingt-cinq minutes ? Il écrit : « C’est ce qu’on voit par la petite fenêtre, par laquelle la lampe électrique fait voir pour un moment l’intérieur de la chambre. » Une petite fenêtre dans une chambre à gaz ? N’aurait-elle pas été brisée sous la pression? Comment une lampe électrique aurait-elle permis de voir autre chose que le premier corps appliqué contre la petite fenêtre ? Comment Gerstein aurait-il pu savoir que, trois minutes après ces vingt-cinq minutes, peu de gens survivent dans les quatre chambres et que, quatre minutes après les vingt-huit minutes, deux mille huit cents à trois mille deux cents personnes sont mortes ? Il dit qu’une fois ouvertes les portes de bois, les morts sont encore debout «comme des colonnes de basalte». En ce cas, on se pose à nouveau la question : « Puisque les morts ne tombaient pas, comment Gerstein pouvait-il distinguer à travers la petite fenêtre de chaque chambre les morts et les vivants ? » Comment peut-il affirmer : « Même morts on connaît encore les familles, qui se serrent encore les mains. On a peine de les séparer […] »?

Il écrit que les cadavres étaient jetés dans des fosses de 100 m x 20 m x 12 m. Une profondeur de douze mètres représente trois à quatre étages. Il s’agirait de gouffres, mais ces gouffres auraient-ils pu engouffrer quinze mille cadavres par jour ? Ces «fossés» qu’il nous dit « situés auprès des chambres de la mort » ne pouvaient pas à cette cadence continuer de se situer près des chambres à gaz et ils se seraient étendus sur des kilomètres carrés. Mais, au fait, quinze mille morts par jour (un «maximum», il est vrai), cela implique que l’opération à laquelle Gerstein dit avoir assisté pour la première et pour la dernière fois de sa vie se reproduisait cinq fois par jour (750 x 4 = 3 000 x 5 = 15 000). Or, le capitaine de police Wirth, dont il est dit qu’il dirigeait ce camp, prenait soin, nous rapporte Gerstein, de faire contrôler toutes les bouches, tous les anus et toutes les parties génitales à la recherche d’or ou de diamants. Imagine-t-on ces journées où il fallait assurer la réception de quinze mille personnes, les amener à se déshabiller et à entrer dans des pièces de vingt-cinq mètres carrés et de un mètre quatre-vingts de hauteur, les tuer avec le gaz d’échappement d’un vieux moteur Diesel, les extirper une à une, leur ouvrir la bouche pour en extraire éventuellement des dents en or, les sonder de toutes parts, les jeter ensuite dans de gigantesques fosses qu’il fallait bien auparavant avoir ouvertes en retirant de la terre jusqu’à douze mètres de fond ? On peut se demander par quel moyen se faisait l’extraction de la terre à une telle profondeur de même qu’on peut s’interroger sur les montagnes de vêtements et de linge que le lendemain Gerstein verra, dit-il, à Treblinka ; ces montagnes ont de trente-cinq à quarante mètres « environ » (sic) de hauteur : comment faire cette fois-ci pour projeter ou déposer des vêtements et du linge à la hauteur de dix à douze étages ?

Gerstein écrit que la radio anglaise minimise le nombre des gens tués par les Allemands à Belzec et à Treblinka ; pour lui, ce nombre est « environ » de vingt-cinq millions (dans d’autres versions il parle seulement de vingt millions). Léon Poliakov ne reproduit pas ce passage et, d’ailleurs, il ne reproduit en tout et pour tout qu’une partie du texte français de Gerstein. Il le fait au prix de nombreuses manipulations que je ne peux toutes citer ici. L’une de ces manipulations vaut cependant la peine d’être mentionnée. On a vu ci-dessus que Léon Poliakov avait affecté de voir probablement « Wirth » là où Gerstein avait clairement écrit « Hauptsturmfuehrer Obermeyer de Pirmasens » (personnage de fiction) ; dans la suite du texte, Gerstein nomme à nouveau en toutes lettres « le Hauptsturmfuehrer Obermeyer » et, cette fois-ci, L. Poliakov, sans le moindre scrupule et sans note en bas de page, substitue à ce grade et à ce titre le simple nom de… Wirth.

De la même façon et toujours avec le même sang-froid, L. Poliakov avait supprimé à deux reprises la mention faite par Gerstein du volume des pièces. Léon Poliakov, qui avait, de sa propre autorité, transformé les vingt-cinq mètres carrés de superficie en quatre-vingt-treize mètres carrés, ne pouvait évidemment plus conserver le volume de quarante-cinq mètres cubes pourtant deux fois indiqué par le texte. En effet, s’il avait mentionné ce volume de quarante-cinq mètres cubes, nous nous serions trouvés devant des chambres à gaz qui, ayant quatre-vingt-treize mètres carrés de superficie, auraient eu à ce compte environ cinquante centimètres de hauteur.

Le lendemain, c’est-à-dire le 20 août 1942, Gerstein est censé se rendre à Treblinka. Pour ce qui est des chambres à gaz, il se contente de dire qu’il y en avait huit. Il ne décrit aucune opération de gazage. Il est intéressant de noter ici que, selon la vulgate exterminationniste établie au grand procès de Nuremberg, il n’y avait pas à Treblinka de chambres à gaz, mais treize « chambres à vapeur » ![7]

Parvenu ensuite en automobile à Varsovie, Gerstein prend le train Varsovie–Berlin. Dans le train, il lie conversation avec un attaché de la légation de Suède à Berlin, le baron von Otter. Encore sous le coup de ce qu’il vient de voir, il raconte tout à ce Suédois à qui il demande de prévenir les Alliés. Il dit qu’après quelques semaines il a encore vu deux fois Otter. Ce dernier lui dit qu’il a fait son rapport au gouvernement suédois, un rapport qui, selon les mots du baron, « a eu grande influence aux relations de Suède et d’Allemagne ». Gerstein ajoute qu’il a également voulu prévenir le « chef de la légation du Saint-Père », mais « on me demanda si j’étais soldat. Alors, on me refusa tout entretien. » Il fait alors un rapport détaillé au « secrétaire de l’épiscopat de Berlin, Mgr le Dr Winter », espérant ainsi atteindre l’évêque de Berlin et la légation du Saint-Père. Toute cette partie du récit ne comporte en elle-même rien de tout à fait invraisemblable. On est même surpris de ce retour apparent à la réalité. Je ne parle pas, bien sûr, de la véracité du récit, qui est une tout autre affaire.

Après ce passage, le lecteur a de nouveau le sentiment de lire le récit d’une imagination malade. Gerstein en revient à parler de Günther. Ce dernier ne paraît pas lui avoir demandé le moindre compte rendu de sa mission ultra-secrète. En revanche, il demande à Gerstein de lui procurer plusieurs wagons «d’acide toxique». Dans quel but ? Gerstein pense à plusieurs possibilités : peut-être les nazis voulaient-ils tuer « une grande partie du peuple allemand, peut-être les travailleurs étrangers, peut-être les prisonniers de guerre ».

En tout cas, Gerstein, qui semble, lui, le simple sous-lieutenant, bénéficier d’une étrange omnipotence, fait disparaître cet acide. Il dit posséder assez de cet acide pour tuer « huit millions d’hommes ». Une autre fois Günther, qui ne paraît décidément pas se décourager à la suite de ces colossales disparitions d’acide, vient demander à Gerstein – l’homme qui sait tout – s’il est possible de tuer un grand nombre de juifs «au plein vent des fossés de fortifications de Maria-Theresienstadt». La question est d’une incroyable absurdité. S’il s’agit, comme c’est probable, d’acide cyanhydrique, se représente-t-on la scène ? Les juifs se promèneraient dans les fossés et, d’en haut, on tenterait de leur déverser sur la tête le contenu de bouteilles (?), de flacons (?) remplis d’un acide tellement volatil qu’il serait surtout dangereux pour les verseurs ? Plus loin, Gerstein écrit que des millions d’hommes – à ajouter à ceux des trois petits camps – sont morts à Auschwitz (il écrit Oswice pour Oswiecim) et à Mauthausen-Gus (il écrit Gus pour Gusen) dans des chambres à gaz statiques ou automobiles. Il précise : « La méthode de tuer les enfants était de leur tenir sous le nez un tampon à l’acide prussique » ; encore une fois le caractère volatil de l’acide prussique ou cyanhydrique semble rendre impraticable une pareille méthode de mise à mort.

Témoin omniprésent d’atrocités toutes plus fortes les unes que les autres, il écrit qu’à Oranienburg, près de Berlin, il a vu disparaître en un seul jour tous les prisonniers homosexuels. Il ne précise pas les conditions de cette disparition et à quel titre il se trouvait là. Dans ses confessions du 6 mai 1945 il dit qu’il a vu disparaître des homosexuels dans un four (plusieurs milliers, dans les confessions du 6 mai ; plusieurs centaines, dans celle du 4 mai) ; en un seul jour (confessions du 26 avril et du 6 mai) ou en plusieurs jours (confession du 4 mai).

Pour en revenir à son expérience d’Auschwitz, lieu où il ne semble jamais s’être rendu, Gerstein, dans ses confessions du 6 mai, dit que plusieurs millions d’enfants ont été tués par la méthode de l’acide prussique placé sous leur nez.

Quelques particularités supplémentaires de la version allemande
du 4 mai 1945

Wirth est censé raconter à Gerstein quels procédés avaient été utilisés pour tuer les malades mentaux. Parmi ces procédés figurait celui-ci : on tuait les gens par air comprimé dans de vieilles chaudières dans lesquelles l’air était mis sous pression avec des compresseurs comme ceux qui sont utilisés pour arracher l’asphalte.

Mais voici un autre genre de mise à mort utilisée par les Allemands : « On faisait monter aux gens l’escalier d’un haut-fourneau et, après les avoir abattus d’un coup de grâce, on les faisait disparaître dans le haut-fourneau. » Cette scène est invraisemblable. Il faut en effet supposer la présence en haut de l’échelle d’un Allemand qui aurait été lui-même dans les volutes de gaz chauds émanant du haut-fourneau ; il ne s’y serait pas maintenu ; et, de plus, comment procéder pour faire monter ces escaliers de la mort aux victimes qui auraient vu quel sort les attendait là-haut ? Gerstein ajoute cette phrase : « Dans des fours de tuileries, beaucoup de gens ont été, paraît-il, abattus et brûlés. » Et après une telle avalanche d’énormités assenées au lecteur du ton le plus normal, il manifeste un scrupule. Il émet une réserve et dit : « Cette source cependant n’est pas suffisamment sûre. »

Quelques particularités supplémentaires de la version allemande
du 6 mai 1945

Dans cette version, Günther lui donne l’ordre de se procurer deux cent soixante kilos d’acide prussique (et non pas cent kilos) ; Günther fait cela « avec toutes sortes d’allusions mystérieuses ». On retrouve le petit enfant juif distributeur de ficelles, mais les changements ne manquent pas d’intérêt. Voici le texte : « Sous le bras d’un petit garçon juif, on presse une poignée de brins de jonc, que l’enfant de trois ans, éperdu, distribue aux gens : pour attacher ensemble les chaussures! Car, dans le tas de trente-cinq ou quarante mètres de haut, personne n’aurait pu ensuite aller retrouver les chaussures allant ensemble. » Dans la version française du 26 avril 1945, il y avait déjà un tas de trente-cinq à quarante mètres mais c’était à Treblinka et le tas était formé de vêtements et de linge.

Sur la contenance des chambres à gaz, Gerstein fait un raisonnement des plus curieux et dont, pour ma part, je ne vois pas la logique. Il écrit : « Les gens se marchent sur les pieds, 700 à 800 personnes sur 25 m2 dans 45 m3. Je fais une estimation : poids moyen : tout au plus 35 kg ; plus de la moitié sont des enfants ; poids spécifique 1 ; donc 25.250 kg d’êtres humains par chambre. Wirth a raison : si la SS pousse un peu, on peut faire entrer 750 personnes dans 45 m3 ! » On se demande s’il ne faut pas avoir l’esprit dérangé pour aller ainsi trouver une formule mathématique qui montrerait la possibilité d’un phénomène physique qui, en tout état de cause, est matériellement impossible.

Gerstein revient sur l’épisode de la petite fenêtre, ici devenue une petite lucarne: «la petite lucarne, par laquelle la lumière électrique éclaire un instant la chambre ». Et il ajoute cette étonnante précision : « Wirth m’avait minutieusement interrogé pour savoir si je trouvais mieux de faire mourir les gens dans une pièce éclairée ou sans éclairage. » Il dit aussi : « Le jour de ma visite n’arrivèrent à Belzec que deux transports avec au total environ 12 500 personnes. Cette installation [de Belzec] fonctionnait depuis avril 1942 et effectue en moyenne 11 000 mises à mort par jour. Quand moi-même et mon cercle d’amis écoutions la radio de Londres ou la Voix de l’Amérique, nous nous étonnions souvent de ces anges innocents qui nous présentaient des centaines de milliers de morts, alors qu’il y en avait déjà par dizaines de millions. Le mouvement de Résistance hollandais me fit demander en 1943 par le “Diplomingenieur” Ubbink de Duisburg de ne pas leur fournir des atrocités mais des faits de la plus stricte authenticité. »

Revenant à Günther et aux exigences de ce dernier en matière d’acide cyanhydrique, il écrit : « De certaines questions d’ordre technique que Günther posa je conclus qu’on devait avoir en vue de tuer un très grand nombre de personnes dans une sorte de salle de club ou de lecture. » Revenant aux hauts-fourneaux, il précise que la montée des victimes se faisait par un escalier en spirale. Parlant des cruautés dont même les SS pouvaient être victimes, il écrit : « de tout jeunes membres des Waffen SS ont été fusillés pour le fait d’avoir attrapé un camarade par le fond de son pantalon dans la région du pubis. »

Quelques particularités supplémentaires de la version française
(Capitaine Douchez ?) du 6 mai 1945

À propos du petit distributeur de ficelles, il déclare : « Un garçonnet juif de trois ans reçoit une brassée de ficelles qu’il distribue pensivement aux autres : c’est destiné à lier les chaussures, car jamais personne ne pourrait retrouver les paires assorties dans le tas haut de 35 à 40m. »

Les morts ne sont plus « par dizaines de millions » mais seulement de « plus de dix millions ».

Il déclare encore :

Dans l’année 1943, la Résistance hollandaise me fit dire par UBBINK que j’étais prié de ne pas fournir d’atrocités inventées, mais de me contenter de reproduire la stricte vérité ; malgré mes indications de ces choses, en août 1942, auprès de l’ambassade suédoise à Berlin, on se refusa à croire ces chiffres. Malheureusement, j’en réponds sous serment, ces chiffres sont exacts.

Gerstein nous livre ici un renseignement important : le baron von Otter, selon lui, se refusa à croire ces chiffres. On comprend cette réaction du Suédois puisque, de toute évidence, Gerstein n’avait pas été en mesure d’établir de pareils chiffres ; le sous-lieutenant Kurt Gerstein n’avait ni la science infuse, ni le don d’ubiquité ; il lui aurait fallu être partout et conduire une gigantesque enquête statistique.

Il déclare encore :

Wirth me demande de ne pas proposer à Berlin de modification dans les méthodes de mort dans les chambres à gaz employées jusqu’à présent car elles ont fait leurs preuves [sic]. Ce qui est curieux, c’est que l’on ne m’a posé aucune question à Berlin. J’ai fait enterrer l’acide prussique emporté.

Il y a dans ces quelques lignes de Gerstein ou attribuées à Gerstein de nouvelles invraisemblances. En effet, Gerstein aurait été envoyé de Berlin à Kollin (près de Prague), à Lublin, à Belzec et à Treblinka pour une mission ultra-secrète et particulièrement grave ; on aurait mobilisé un camion et un chauffeur qui, accompagnés par Gerstein lui-même et par le professeur Pfannenstiel en voiture, seraient allés chercher cent ou deux cent soixante kilos d’acide cyanhydrique à Kollin; une pareille livraison, surtout en temps de guerre où tout est contrôlé et contingenté, nécessite une autorisation spéciale et plus d’une formalité ; il s’agit, de plus, d’un produit très dangereux à transporter, particulièrement en saison chaude (nous sommes en août) où le transport d’acide cyanhydrique doit se faire en principe de nuit. À Lublin, nos gens sont reçus par un général SS qui leur déclare : « J’ai reçu l’ordre de ne pas donner de permis aux gens qui sont obligés de visiter ces installations pour des raisons de service indispensables, mais de les accompagner personnellement en vue de la conservation du secret. » Le même général a précisé auparavant : « Un autre aspect [que celui de la désinfection] beaucoup plus important de votre mission est de modifier le fonctionnement même de nos instituts de mort. Actuellement cela se fait grâce aux échappements de gaz d’un vieux moteur Diesel russe. Je pense surtout à l’acide prussique. » Cette dernière phrase est curieuse. Comment le général peut-il dire qu’il «pense surtout à l’acide prussique» alors que la mission même de nos gens consiste à lui apporter de l’acide prussique ou cyanhydrique ? Mais, au fait, il ne suffit pas d’apporter cet acide quelque part pour tuer des gens. Comment va-t-on procéder à la manipulation du poison pour ne pas s’empoisonner soi-même ? Quelle étude des lieux a bien pu précéder ce transport ? A-t-on vraiment envoyé sur place le sous-lieutenant Gerstein avec de pareilles quantités d’acide pour qu’il improvise en un tournemain la liquidation physique de soixante mille hommes par jour en trois endroits de Pologne distants de plusieurs centaines de kilomètres les uns des autres ? Gerstein dit : « J’ai visité à fond tous ces endroits. » Il veut ici parler de Belzec, de Sobibor [camp que dans une autre version il dit n’avoir pas vu] et de Treblinka. Il est curieux que le général ne fasse d’ailleurs mention que d’un seul « vieux moteur Diesel russe ». Est-ce le cas à chaque fois dans chacun des trois camps ? On pourrait multiplier les interrogations. Mais le plus étonnant n’est-il pas que personne ne demande à Gerstein et à ses acolytes un compte rendu de cette mission ultra-secrète ? Ainsi donc, à l’en croire, le capitaine Wirth lui aurait demandé de ne rien modifier de la vieille méthode du «vieux moteur Diesel russe» ? Ce capitaine inviterait Gerstein à ne pas proposer à Berlin de changer de méthode? Est-ce vraisemblable? Gerstein n’était pas envoyé en mission d’information. Une très grave décision avait été prise à Berlin et toute une machinerie militaire, industrielle et administrative avait été lancée. Gerstein dit qu’il a fait enterrer l’acide prussique emporté. Cela signifierait qu’un sous-lieutenant aurait, de sa propre autorité, décidé d’enfreindre un ordre venu du plus haut échelon à Berlin et confirmé en quelque sorte sur place par un général SS. Dans la première version de ses confessions (manuscrit français du 26 avril 1945), il dit que, répondant à la demande du capitaine Wirth, il a menti : il lui a affirmé que l’acide s’était « détruit » durant le transport, devenant ainsi dangereux et qu’il lui avait fallu enterrer cet acide, chose « qui se fit aussitôt ». La deuxième version (tapuscrit français du même jour) confirme la première version : « Alors je serai forcé de l’enterrer – [ce qui] se fit aussitôt. » La troisième version (tapuscrit allemand du 4 mai 1945) dit également : « J’ai fait enterrer l’acide prussique sous ma surveillance, sous prétexte qu’il se décomposait. » Or, enterrer les conteneurs de cent ou deux cent soixante kilos d’acide cyanhydrique ne saurait être une sinécure. Qui a fait ce travail dangereux et ardu sous la surveillance du sous-lieutenant Gerstein ? Le chauffeur du camion, de plus, n’aurait pas manqué de faire son rapport à Berlin, lui qui, à l’origine, était le seul à savoir où nos gens devaient se rendre. Gerstein l’a-t-il mis dans la confidence ? Et le général Globocnik ne s’est-il pas enquis du chargement de ce camion qui accompagnait Gerstein lors de son arrivée à Lublin, puis lors de son voyage de Lublin à Belzec, puis, sans doute de Belzec à Treblinka ? Cette question se pose d’autant plus que le général attendait, à Lublin, Gerstein et son chargement d’acide prussique et qu’il avait l’obligation de conduire ses hôtes de camp d’extermination en camp d’extermination. On se demande aussi quel jour le général Globocnik a pu faire visiter le camp de Sobibor que Gerstein prétend avoir « visité à fond » ; du moins le prétend-il dans une version de ses confessions car dans les cinq autres versions il dit n’avoir pas vu Sobibor. Le 17 août 1942, Gerstein est à Lublin ; le 18 et le 19 août, il est à Belzec ; enfin, le 20 il est à Treblinka et le soir même du 20 il est à Varsovie d’où il prend le train pour Berlin. Sa mission aura été invraisemblablement courte pour celle d’un homme censé mettre au point un nouveau processus de gazage homicide au moins dans trois camps : soit ceux de Belzec, Treblinka et Sobibor, selon une version ; soit ceux de Belzec, Treblinka et Majdanek, selon les cinq autres versions. De toute manière on ne voit pas quand, dans ce déplacement de quelques jours, il a pu visiter « à fond » le troisième camp. Ce pourrait être lors d’une autre mission, mais nulle part dans ses confessions il ne fait état d’une autre mission ou d’un autre déplacement. Sa mission ultra-secrète, ordonnée par Günther et au cours de laquelle le professeur Pfannenstiel est pris comme compagnon de route « plutôt par hasard », est manifestement la seule mission de ce genre qu’il ait eu à accomplir.

Gerstein se plaint des difficultés qu’il rencontre à être cru ou, plus simplement, à être écouté. Il demande ce qu’on peut dans ce cas attendre d’un citoyen moyen contre le nazisme. Il poursuit en ces termes : « Que doit-il faire lui qui ne connaît ces erreurs, en général, que de ouï-dire ? Lui qui, comme des millions d’étrangers (telle la Résistance hollandaise) tient ces choses pour terriblement exagérées, qui ne dispose pas de mon habileté, qui n’a peut-être aucune occasion telle que moi d’écouter la radio étrangère, que doit-il faire contre le nazisme si même le représentant du pape en Allemagne se refuse à écouter des informations de cette importance extraordinaire sur cette violation unique contre la base de la loi de Jésus “Tu dois aider ton prochain comme toi-même” ? » Il continue un peu plus loin en disant qu’il a « rendu compte de ces morts atroces à des centaines de personnes influentes » et il cite certains noms dont celui du Suisse Paul Hochstrasser.

Il réitère l’histoire des enfants tués par un tampon d’acide cyanhydrique tenu sous le nez.

Il dit par ailleurs : « Un autre jour, à Oranienburg, j’ai vu disparaître sans traces des milliers de pédérastes dans un fourneau. » Il est à supposer que si de telles affirmations étaient soumises à l’attention soit de l’Amicale des anciens déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie, soit de l’Amicale des anciens déportés d’Oranienburg-Sachsenhausen, ces associations crieraient à la folie ou à la provocation. Elles auraient les mêmes réactions que celle de David Rousset devant les chiffres inventés par Jean-François Steiner pour son livre sur Treblinka.

Revenant à parler de Belzec et du capitaine Wirth, Gerstein dit de ce dernier qu’il n’avait « aucune notion de chimie ou de physiologie ». Il faut reconnaître que les Allemands, qui ne manquaient pourtant pas de chimistes ni de physiologistes, étaient allés recruter en la personne de Wirth un curieux « gazeur » : pour gazer environ quinze mille personnes par jour, Wirth se servait des gaz d’échappement d’un vieux moteur Diesel russe. Mais Gerstein, lui – nous le savons par sa biographie –, avait mieux que de simples notions de chimie et de physiologie ; il avait reçu une formation de technicien des mines, puis une formation de physiologiste et, enfin, il était un membre distingué de l’Institut d’hygiène de la Waffen-SS à Berlin. Faisait partie de ce même institut le docteur en médecine Walter Dötzer, auteur d’un ouvrage sur la stérilisation, la désinfection et la désinsectisation publié en 1943 par «Preussische Verlags– und Druckerei G.m.b.H.» de Berlin ; cet ouvrage était, pour cette année-là, le troisième Cahier des Directives de travail pour la clinique et le laboratoire de l’Institut d’hygiène ; dans la préface, datée d’avril 1943, W. Dötzer remercie l’ingénieur diplômé Gerstein pour les conseils qu’il lui a donnés dans le domaine technique.[8] Aussi les invraisemblances techniques de toute nature dont fourmillent les confessions de Gerstein sont-elles particulièrement surprenantes. À l’en croire, Wirth lui avait parlé « d’un petit enfant qu’ils ont trouvé un matin dans une chambre à gaz qui n’avait pas été vidée la veille, et qui était parfaitement vivant et gai ». Gerstein rapporte le fait comme l’une de ces choses « les plus étranges apparemment » qu’il a recueillies de la bouche de Wirth. Il ne se pose pas la question de savoir comment un petit enfant, comprimé avec sept cent cinquante personnes dans une chambre à gaz de vingt-cinq mètres carrés et de un mètre quatre-vingts de hauteur de plafond, aurait pu survivre à une telle compression, à un gazage qui aurait tué tout le monde autour de lui, à la promiscuité pendant toute une nuit de tant de cadavres (décrits par ailleurs comme offrant un terrible spectacle de corps couverts de sueur, de sang, d’excréments) ; comment cet enfant aurait-il pu le lendemain matin être découvert « parfaitement vivant et gai » ? Gerstein rapporte que Wirth, selon les propos de l’intéressé, se serait livré à des expériences «particulièrement intéressantes sur des faibles d’esprit». Il écrit : « Des essais ont également été faits [par Wirth] à l’aide d’air comprimé : des gens ont été mis dans de vieilles bouilloires remplies, à l’aide de compresseurs, d’air comprimé. » Il ajoute, pour sa propre part : « À Treblinca, j’avais l’impression que certains vivaient encore et étaient seulement sans connaissance, ce qui n’excluait pas qu’au cours de la nuit ils pouvaient se ranimer et souffrir un nouveau martyre jusqu’à la mort définitive. » Cette dernière expérience de Gerstein est troublante. Elle est présentée comme une sorte de confirmation par Gerstein lui-même des récits qu’il tient de Wirth ; or, elle rend encore plus invraisemblable l’histoire du petit miraculé ; de plus, Gerstein n’a passé que quelques heures à Treblinka le 20 août 1942. Il est parti le matin de Belzec et la distance entre Belzec et Treblinka est d’au moins trois cents kilomètres ; il a déjeuné à Treblinka d’où il est parti pour gagner Varsovie, distante de quelque quatre-vingt-dix kilomètres afin d’y prendre vers vingt heures le train pour Berlin : qu’a-t-il pu observer qui lui permette de supposer quoi que ce fût à propos de ce qui avait pu se passer pendant la nuit ? Il ajoute : « Presque tous avaient les yeux ouverts et offraient un aspect effroyable. »

À l’épisode des hauts-fourneaux il ajoute l’épisode des fours à briques.

C’est ainsi qu’il écrit : « Un autre moyen de tuer du monde en Pologne était de faire monter les personnes en haut d’échelles de hauts-fourneaux et les jeter à l’intérieur après les avoir tuées d’un coup de pistolet. Beaucoup d’êtres auraient disparu dans des fours à briques, étouffés par les gaz et brûlés. » Il ajoute : « Dans ces cas je ne dispose pas d’une source absolument garantie. »

Il écrit encore :

Un des chefs de la police de Bromberg, le SS Sturmbannfuehrer Haller, racontait au médecin qui suivait le cours avec moi qu’il était d’usage à son arrivée à Bromberg de prendre les enfants juifs par les pieds et de leur casser la tête contre le mur de leur appartement, pour éviter le bruit de la fusillade.

À propos des SS hollandais ou belges, il raconte :

Les deux tiers ont été amenés [à la SS] par force et par ruse sous prétexte de cours sportif. S’ils refusaient par la suite d’obéir, ils étaient immédiatement fusillés.

Il ajoute :

Toute personne qui, même de l’extérieur, d’un geste imprudent, touchait au pantalon d’un camarade était immédiatement fusillé. Cet ordre émanait directement de Himmler et a coûté la vie à beaucoup de tout jeunes SS, sortant de la Hitler Jugend et amenés par force aux SS.

Gerstein ne donne aucun éclaircissement sur cet ordre, ni aucune référence ; si cet ordre avait existé, il serait connu et des SS et de la législation des tribunaux militaires allemands.

Gerstein à la une de France-Soir le 4 juillet 1945

Le 4 juillet 1945, en première page et sur trois colonnes, France-Soir titre : «Un bourreau des camps nazis avoue : J’ai exterminé jusqu’à 11 000 personnes par jour.» L’article est signé du correspondant de guerre de France-Soir Geo Kelber ; il est daté de « Stuttgart… juin » sans précision de jour. À droite figure la reproduction d’un texte dactylographié en allemand ; il s’agit du commencement du curriculum vitæ de Gerstein.

Le journaliste présente le document en ces termes : « Le document officiel du 2e Bureau de la 1re Armée française, où Gerstein, le bourreau de Belsic [sic], a consigné ses aveux. » À la fin de son article, Geo Kelber fait une remarque de bon sens ; il écrit : « Le plus étrange, c’est que le SS Gerstein répand des déclarations comme preuve de sa révolte “humanitaire” et qu’il est encore en liberté comme s’il n’avait aucune responsabilité dans l’œuvre de mort du camp de Belsic. »

La Justice militaire française se refuse à croire Gerstein

Le 22 avril 1945 Gerstein s’était rendu à des soldats français. De ce jour et jusqu’à sa mort à Paris, le 25 juillet 1945 dans la prison du Cherche-Midi, il semble que Gerstein ne cessera de protester de son innocence, de dénoncer les horreurs de Belzec et de vouloir apparaître comme témoin à charge dans le procès qui s’annonce des grands responsables du IIIe Reich.[9] La Sécurité militaire française le laisse relativement libre de ses mouvements. Il en profite pour écrire de multiples versions de son récit. Amené en France, il commence enfin à être interrogé sérieusement par un juge d’instruction militaire, le commandant Mattei, le 19 juillet. Nous possédons le texte de l’interrogatoire. Méfiant, logique et précis, le commandant Mattei ne cache pas son scepticisme. Pierre Joffroy écrit : « Le commandant Mattei connaît son dossier. L’invraisemblance de la thèse gersteinienne a de quoi le suffoquer. »[10] Le juge signe alors l’inculpation de Gerstein pour avoir « participé directement ou indirectement à l’assassinat de nombreux déportés en Allemagne, en fournissant deux cent soixante kilos de cyanure de potassium destinés à asphyxier les victimes dans les chambres à gaz ».

Six jours plus tard, Gerstein est retrouvé pendu dans sa cellule.

Pas une ligne du « Rapport Gerstein » n’est lue au TMI de Nuremberg

Le 26 avril 1945 Gerstein avait rédigé en français le texte que, par la suite, on devait appeler « le Rapport Gerstein », comme s’il n’y avait en notre possession qu’un seul texte de ses confessions. Ce « rapport » ne semble pas avoir intéressé le moins du monde notre Service de sécurité militaire qui, par ailleurs, laissait le SS à peu près libre de ses mouvements. Le 5 mai, deux officiers alliés, le Britannique D. C. Evans et l’Américain J. W. Haught, prenaient gîte à l’hôtel de Rottweil – près de Stuttgart – et voyaient s’avancer vers eux un civil allemand désireux de leur montrer des papiers. Il s’agissait de Gerstein et ces papiers n’étaient autres que le fameux « rapport » du 26 avril qui, quoique rédigé en français, n’avait pas, semble-t-il, intéressé les Français. Ces deux officiers faisaient partie du service secret chargé de l’information scientifique et, en particulier, de l’information sur les gaz mis au point par les Allemands. C’est ainsi que « le Rapport Gerstein » devait, en fin de compte, se retrouver dans les archives américaines du grand procès de Nuremberg. Ce rapport et quelques factures de livraison de Zyklon B étaient archivés sous la même cote PS-1553. Ce rapport aurait dû constituer la pièce la plus sensationnelle du procès. Il n’en fut rien. Les Américains la passèrent sous silence. Les Français, découvrant cette pièce dans les archives américaines, ne firent usage que des factures de Zyklon B. Encore le juge américain Francis Biddle chercha-t-il à faire écarter le document PS-1553.

Pour tout détail sur l’étrange affaire de ce document, on se reportera aux pièces suivantes :

a) Pour le débat autour de ce document, le sixième tome du TMI, aux pages 345-347 et 376-377 ;

b) Pour ce qui figure dans la documentation, le 7e tome, aux pages 340-342, où l’on constatera que ne figurent que deux factures de livraison de Zyklon B, l’une pour Oranienburg et l’autre pour Auschwitz, toutes deux aux fins de «désinsectisation et décontamination» (Entwesung und Entseuchung) ;

c) Pour les révélations de Pierre Joffroy, le livre de ce dernier aux pages 265-269; ces révélations sont particulièrement intéressantes mais, au bas de la page 267, Pierre Joffroy commet une erreur : les excuses que le président du tribunal présente au procureur français Dubost ne concernent pas le document PS-1553 mais un autre document qui est sans rapport avec notre sujet.

On n’ose pas publier les confessions de Gerstein in extenso

Si les confessions de Gerstein étaient publiées in extenso, leurs anomalies, leurs énormités et leurs contradictions sauteraient aux yeux. Jamais Léon Poliakov n’a publié ces confessions sans les tronquer ou les dénaturer de quelque manière. Les publications françaises, allemandes ou anglaises sont toutes entachées des mêmes vices. Dans les procès américains ou allemands on a agi de même. Un exemple récent illustrera ces procédés. Je l’emprunterai à un ouvrage de François de Fontette dont les titres sont les suivants : doyen honoraire de la faculté de droit et de sciences économiques d’Orléans, professeur à la faculté de droit de l’université René Descartes (Paris-V). L’ouvrage a été publié dans la collection « Que sais-je ? » des Presses Universitaires de France, en 1982, et s’intitule : Histoire de l’antisémitisme. Le chapitre final porte sur «L’extermination, “solution finale”». L’auteur commence par dénoncer les révisionnistes, ces gens qui « ont la stupide prétention et l’insolente audace de nier » l’extermination des juifs (p. 113). Puis, désireux d’apporter une preuve de cette extermination par le gaz, il en choisit une et une seule, celle qu’il croit trouver dans l’une des confessions de Gerstein (celle, en allemand, du 4 mai 1945) ; il en emprunte le texte à un ouvrage de Léon Poliakov et Josef Wulf, Le IIIe Reich et les Juifs. Il écrit, à la page 120 : « On donnera un seul témoignage, celui de Kurt Gerstein, chrétien engagé dans les SS a seule fin de témoigner pour l’avenir et qui rapporte ce qu’il a vu à Belzec lorsque les victimes sont dirigées vers les chambres à gaz qui ressemblent à des salles de douches.» Arrivé à ce point, F. de Fontette cite vingt-sept lignes du récit qu’on pourrait intituler « Prélude de l’opération » ; il s’agit du récit stéréotypé montrant notamment mères et enfants dans leur progression vers les chambres à gaz. Soudain, alors que le lecteur s’attend à trouver le récit même du gazage, F. de Fontette coupe le fil de la narration et donne… « le résultat de l’opération ». Il écrit textuellement cette phrase introductive : « Et voilà le résultat lorsque l’opération est terminée… » Et de nous donner le récit à nouveau stéréotypé des cadavres entassés, qu’on extrait des chambres à gaz. Ce faisant, il a sauté trente-cinq lignes qui décrivaient le plus important, c’est-à-dire l’opération elle-même avec toutes ses absurdités : sept à huit cents personnes debout sur vingt-cinq mètres carrés, etc. Au lieu de nous fournir ces trente-cinq lignes qui sont le cœur du récit, F. de Fontette a procédé à un découpage qui lui a fait retenir 27 + 17 = 44 lignes qui n’étaient que le prélude et la conclusion. F. de Fontette, comme L. Poliakov et comme Saul Friedländer et comme bien d’autres encore, a vu les absurdités du récit mais il n’a pas voulu que les autres les voient. Pierre Joffroy est le seul à avoir fourni le texte complet de l’une des confessions de Gerstein. Je suis personnellement en mesure de dire pourquoi. Au cours d’une conversation téléphonique vieille de plusieurs années, M. Joffroy devait me dire qu’il n’avait pas aperçu d’invraisemblances dans le texte de Gerstein : seul le chiffre de vingt-cinq millions de morts, donné par celui-ci, lui avait paru excessif.

Il aurait fallu écouter les mises en garde de Paul Rassinier
et d’Olga Wormser-Migot

Les études de Paul Rassinier sont aujourd’hui trop connues pour que j’y revienne ici. Dans plusieurs ouvrages, Rassinier traite du cas Gerstein et, par le fait même, du cas Poliakov. Il démontre avec toute la pertinence désirable qu’il est humainement impossible d’accorder foi aux écrits de Gerstein. Toutes les conclusions ou toutes les suppositions de Rassinier ne sont pas pour autant valables aujourd’hui où nous possédons bien plus d’éléments sur Gerstein que ne pouvait en posséder Rassinier, mais l’analyse des textes est excellente. On se reportera notamment à L’Opération « Vicaire  ». Le rôle de Pie XII devant l’Histoire et à Le Drame des Juifs européens.

Rassinier était révisionniste. Olga Wormser-Migot, elle, est exterminationniste. Dans sa thèse sur Le Système concentrationnaire nazi, elle exprime son scepticisme sur le cas Gerstein. Dans une note de la page 11, elle écrit à propos de la confession de Gerstein : « confession dont bien des points demeurent obscurs et notamment les conditions, le lieu, le moment de sa rédaction. Depuis l’utilisation de sa confession dans Le Vicaire de Rolf Hochhuth, Gerstein apparaît comme un symbole plutôt que comme une personnalité historique. » Plus loin, elle écrit : « Nous nous sommes posé de multiples questions à propos de Gerstein et de sa confession, sans arriver à en élucider bien des obscurités. »[11] Elle ajoute : « Des personnalités comme celle de Gerstein, de Sorge, de maints agents doubles, ne sont pas aisément déchiffrables.»[12] Elle termine en disant à propos du récit lui-même : « Les leitmotive de la confession, y compris les prières des victimes, sont tellement identiques à cinquante autres évocations, y compris celles des Mémoires de Höss – que nous arrivons difficilement, pour notre part, à admettre l’authenticité intégrale de la confession de Kurt Gerstein, ou la véracité de tous ses éléments. »[13] 

Les déclarations du baron von Otter et de Paul Hochstrasser

Le Suédois Otter et le Suisse Hochstrasser déclarent aujourd’hui qu’ils ont eu des contacts pendant la guerre avec le SS Kurt Gerstein et ils affirment qu’ils ont, à l’époque, accordé foi aux dires de Gerstein. En ce cas, il est troublant qu’ils ne puissent pas aujourd’hui fournir la preuve qu’ils ont, à ladite époque, rédigé un rapport ou un mémorandum quelconque pour leurs gouvernements respectifs. Je vois deux explications possibles à cette incapacité de nous fournir encore en 1983 une copie de ces rapports ou mémorandums. La première explication est la suivante: ni le Suédois, ni le Suisse n’ont rédigé quoi que ce fût et cela parce qu’ils auraient senti que le récit de Gerstein était une provocation ou bien n’était que « le produit d’une fantaisie pathologique ». Ces derniers mots, rappelons-le ici, figurent dans un «Rapport d’un inspecteur de la Police judiciaire» française qui avait interrogé Gerstein en 1945.[14] L’inspecteur écrit exactement :

[Gerstein] se serait également présenté à l’ambassadeur d’une puissance neutre, je ne me souviens plus de laquelle, qui l’aurait éconduit disant que ce récit ne pouvait être que le produit d’une fantaisie pathologique.

La seconde explication est la suivante : il a existé et il existe peut-être encore dans les archives suisses ou suédoises un ou plusieurs rapports sur ces rencontres avec Gerstein, mais on se refuse à les publier, précisément parce qu’ils feraient état du scepticisme de leurs auteurs et souligneraient le caractère délirant des propos de Gerstein.

Sur ces questions, on devra lire avec attention les pages 48-50 du livre susmentionné de W. Laqueur. Au détour d’une phrase de Laqueur, on apprend que Gerstein aurait dit au baron von Otter qu’il avait vu à Belzec une corpse factory, c’est-à-dire une « usine à cadavres ». Cette expression pourrait désigner à la rigueur un ensemble de chambres à gaz homicides, mais il se trouve que corpse factory est l’expression consacrée depuis la guerre de 1914-18 pour désigner une usine où les cadavres étaient traités pour en extraire de la graisse ou pour en faire de l’engrais. Cet ignoble mensonge de la propagande de guerre avait été forgé par une officine britannique spécialisée dans la fabrication de propagande « noire ». On retrouve ce mensonge dans l’arsenal de la propagande antiallemande de la seconde guerre mondiale. Il serait intéressant de savoir quel est le mot suédois que Walter Laqueur dit avoir littéralement traduit par corpse factory. De toute façon, il a circulé sur le camp de Belzec un grand nombre de rumeurs toutes plus fictives les unes que les autres.

Le « complexe de Sean MacBride »

Il n’est pas du tout exclu qu’Otter et Hochstrasser souffrent aujourd’hui de ce que j’appelle « le complexe de Sean MacBride ». Ce dernier, on le sait, est le fondateur d’Amnesty International. Dans Le Monde du 13 février 1981, page 2, il écrivait un article intitulé « L’avertissement », dont voici un extrait :

Au milieu de la deuxième guerre mondiale, j’entretenais des relations extrêmement amicales avec l’ambassadeur des États-Unis en Irlande, David Gray, un intime de Roosevelt. Un jour je le vis perplexe. – J’ai reçu du Département d’État, me dit-il, des documents troublants qui font état d’une politique d’extermination menée par les nazis dans des camps spécialement aménagés à cet effet. – Je regardais les papiers qu’il détenait et, ce qui est évidemment le plus atroce, je dois l’avouer, c’est qu’ils n’apparaissaient pas très convaincants. – Mes démarches pour obtenir plus de précisions, puis pour alerter l’opinion, se heurtèrent à l’indifférence et au scepticisme. Ceci est resté pour moi fondamental: le génocide le plus monstrueux de l’histoire de l’humanité avait pu se développer durant cinq années dans l’ignorance la plus totale.

 

Ainsi donc, Sean MacBride s’accusait en quelque sorte en 1981 d’avoir été aveugle en 1942 et durant toute la guerre. Il en vient même à écrire cette phrase extraordinaire : « le génocide le plus monstrueux de l’histoire de l’humanité avait pu se développer durant cinq années dans l’ignorance la plus totale ». Il ne se rend pas compte de l’énormité qu’il profère ainsi, puisque, si le génocide le plus monstrueux de l’histoire de l’humanité avait pu se produire à l’époque moderne, avec tous les moyens d’information de cette époque, il n’aurait certainement pas pu se dérouler dans l’ignorance la plus totale. Les exterminationnistes soutiennent parfois ce paradoxe, mais, se rendant compte de l’énormité du propos, ils choisissent plutôt de dire : « Tout le monde savait et personne n’a voulu agir pour empêcher ce formidable génocide. » Ce qui est tout aussi incroyable.

Sean MacBride s’accuse à tort. C’est aujourd’hui qu’il est dans l’erreur et c’est autrefois qu’il voyait clair. Durant ces quarante dernières années le matraquage des esprits par les médias a atteint de telles proportions qu’il nous fait aujourd’hui voir la nuit en plein jour. Il est possible qu’Otter et Hochstrasser souffrent d’un complexe à l’exemple de Sean MacBride et qu’ils se disent : « Je ne croyais pas Gerstein pendant la guerre, mais aujourd’hui je le crois. Mes yeux se sont ouverts. Oui, Gerstein disait la vérité. Oui, j’ai reçu Gerstein et il m’a révélé ce que nous savons tous aujourd’hui. Je me porte garant de Gerstein et de ce qu’il disait. » Sean MacBride n’a pas été le seul à se frapper le front ou la poitrine et à se dire : « À l’époque, je ne comprenais pas, mais maintenant je comprends. » Un homme comme Baldur von Schirach, en 1945-1946 au grand procès de Nuremberg, se montrera aussi stupéfait que les autres accusés de ce qu’il « apprendra » sur les gigantesques atrocités des camps de concentration, mais, en 1960, il se frappera le front et dira qu’à la réflexion un certain discours de Himmler à Posen ne pouvait avoir que le sens d’un ordre d’extermination des juifs. Il faudrait citer aussi le cas du général SS Karl Wolff. On recompose souvent les faits du passé à la lumière du présent. Tout cela est trop humain.

Quelques supercheries photographiques du film d’A. Decaux sur Gerstein

La première photographie est un montage qui constitue une supercherie. Ce montage se trouve aux pages 194-195 du livre de Robert Neumann, Hitler, Aufstieg und Untergang des Dritten Reiches. Ces deux photos, qui se chevauchent bizarrement, n’ont qu’une légende : « Die Heckenholt Stiftung. Das Dokument zu Seite 190 », c’est-à-dire : « La Fondation Heckenholt. Le document à la page 190 ». Si l’on se reporte à ladite page, on y trouve un extrait de l’une des confessions de Gerstein. La « Fondation Heckenholt » est censée être le complexe de gazage homicide du camp de Belzec. Le montage est fait de manière à nous convaincre qu’il y avait à Belzec, d’une part, une pièce servant de chambre à gaz, et, d’autre part, une pièce où se trouvaient une Volkswagen et un camion, dont les gaz d’échappement s’échappaient par des tuyaux vers la chambre à gaz. Dans la réalité, la photo du haut a été prise à Auschwitz ; elle représente une pièce qui a eu deux usages successifs ; en un premier temps elle a été une chambre froide, en cul-de-sac, communiquant sur la gauche avec la salle des fours crématoires ; en un second temps, cette salle, après la mise hors service des fours crématoires vers juillet 1943, a été transformée en un abri antiaérien pour l’hôpital SS, avec salle d’opération; une porte et une antichambre ont été ouvertes au fond et des cloisons ont été élevées en quinconce (on en voit encore la trace). Les Polonais communistes ont abattu les cloisons et conservé porte et antichambre pour faire croire que nous avions là une chambre à gaz homicide ; les victimes arrivant par le fond étaient, nous dit-on, gazées à l’acide prussique (Zyklon B), puis transportées dans la salle des fours crématoires. Pour tout détail sur cette supercherie-là, voyez, de Serge Thion, Vérité historique ou vérité politique ? et, en particulier, les pages 314-317. Pour en revenir à la présente supercherie, on notera la présence, dans la photo du bas, de l’ombre d’une espèce de gestapiste. Les auteurs ne se sont pas préoccupés de trouver «un vieux moteur Diesel russe»; ils ont pris une voiture et un camion immatriculés en Pologne.

Ce montage a été repris à son compte par S. Friedländer au début de son livre Kurt Gerstein ou l’ambiguïté du bien. La légende porte : « Chambre à gaz “Hackenholt-Stiftung” à Belzec. Les détenus étaient exterminés en trente-deux minutes par le gaz d’échappement d’un moteur Diesel (automobile au premier plan de la photo). Gerstein, qui a assisté à cette opération, en décrit le fonctionnement dans son rapport. Hackenholt était l’inventeur de l’installation et c’était lui qui faisait fonctionner le moteur. »

Annexe

Pour estimer à sa juste valeur l’émission d’A. Decaux sur Gerstein, voici deux photographies[15] :

– la première est un montage photographique ; elle constitue une supercherie déjà utilisée en 1961 pour appuyer l’étrange témoignage de Gerstein ;

– la seconde concerne Dachau ; elle représente l’avertissement que les autorités du musée de Dachau ont inscrit en cinq langues sur un panneau mobile à l’intention des visiteurs : la pièce que – sans aucune preuve et sans la moindre expertise technique – elles qualifient de chambre à gaz homicide n’a, de leur propre aveu, jamais tué personne.

Dans son émission, M. A. Decaux a utilisé la supercherie de 1961 ; quant à l’avertissement du panneau mobile, il a été retiré (ou non filmé), de sorte que les téléspectateurs ont pu croire qu’ils avaient devant les yeux une abominable et perverse machinerie qui avait servi à tuer en série des êtres humains.

30 avril 1983

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Notes

[1] S. Friedländer, Kurt Gerstein ou l’ambiguïté du bien, Casterman, Tournai 1967, p. 115-116 et P. Joffroy, L’Espion de Dieu. La Passion de Kurt Gerstein, Grasset, Paris 1969, p. 173-174.
[2] En fait, la thèse d’Henri Roques sur les « confessions » de Gerstein fut soutenue en juin 1985. [NdA]
[3] P. Joffroy, op. cit., p. 292 : « Rapport d’un inspecteur de la Police judiciaire (1945) ».
[4] Candide, 18 avril 1966, p. 18.
[5] « Le voyage était extrêmement pénible, car nous étions soixante par wagon et l’on ne nous a pas distribué de nourriture ni de boissons pendant le trajet » (Marie-Claude Vaillant-Couturier, TMI, VI, p. 214).
[6] R. Neumann, Hitler. Aufstieg und Untergang des Dritten Reiches. Ein Dokument in Bildern, Verlag Kurt Desch, Munich 1961, p. 190.
[7] Voy. le document PS-3311 dans le tome XXXII du TMI, p. 154-158, sixième charge contre Hans Frank, gouverneur général de Pologne.
[8] Dr med. Walter Dötzer, Entkeimung, Entseuchung und Entwesung, Arbeitsanweisungen für Klinik und Laboratorium des Hygiene-Institutes der Waffen-SS, Berlin, Heft 3.
[9] Il est à noter que Gerstein ne semble avoir rédigé aucun écrit sur les horreurs de Belzec et autres camps avant de tomber aux mains des Alliés. Il s’est beaucoup déplacé à l’étranger pendant la guerre et a eu, semble-t-il, des contacts avec des résistants ; pourquoi n’a-t-il remis aucune relation écrite ?
[10] P. Joffroy, op. cit., p. 251.
[11] O. Wormser-Migot, Le Système concentrationnaire nazi, PUF, Paris 1968, p. 426. 
[12] Ibid. 
[13] Ibid.
[14] P. Joffroy, op. cit., p. 292.
[15] Destinées au cahier photographique, jamais paru, des Écrits révisionnistes (1974-1998) [NdE].