Sur une “lettre ouverte de François Léotard à Mahmoud Ahmadinedjad”
[Datée du 11 juillet 2006, publiée par le Conseil représentatif des institutions juives de France – CRIF – dans Le Figaro, 5 septembre 2006, p. 7]
Monsieur le Président,
Franchement, en commençant cette lettre, je n’avais pas envie de vous appeler de cette manière.
Ce titre implique en effet un minimum de respect.
Je le fais néanmoins parce que c’est vous qui vous exprimez au nom des Iraniens. Sur les photos, je vous vois devant des foules, des visages, des mains levées.
Sans doute peut-on y deviner une forme d’enthousiasme, en tout cas d’adhésion.
Nous avons, en Europe, connu ces foules. C’était un mauvais moment pour nous. Une période tragique dont nous continuons à porter la honte et l’angoisse.
L’un des peuples les plus cultivés du monde, un peuple qui avait élevé à un haut degré la philosophie, la musique, la poésie, la science, un peuple qui avait étonné ses voisins par son rayonnement avait sombré dans la haine, la folie raciale, l’ignominie.
Des dizaines de millions d’individus ont subi, dans leur chair leur culture, leur dignité, cette étrange barbarie qui se voulait un ordre nouveau. Ce furent d’abord les propres ressortissants de cet État, des Allemands, puis peu à peu les autres, tous les autres…
On appela cette folie une guerre mondiale.
Mais ce fut surtout une guerre contre ce qu’il y avait d’humain en nous. Les livres furent brûlés, les enfants déportés et assassinés, les intelligences brisées.
Tout ce qui faisait l’honneur de l’homme fut piétiné. Et puis…
Et puis, j’en viens à vous : une partie de l’espèce humaine, le peuple juif, fut destiné à l’enfer. Oh, je vous le concède, une petite partie.
Ce n’était ni les plus nombreux, ni les plus riches, ni même les plus influents.
C’étaient des hommes et des femmes qui avaient porté très longtemps et très loin leur foi, leurs questions sur le monde, sur Dieu, sur la nécessité de vivre ou de souffrir, sur le bonheur d’aimer. Généralement, ils fréquentaient les livres. Ils réfléchissaient beaucoup, ils ne comprenaient pas pourquoi on ne les aimait pas, pourquoi on les appelait des « sous hommes » des Untermensch, pourquoi on les considérait comme des insectes… Ils furent pourchassés dans toute l’Europe, pendus, fusillés, brûlés…
Vous savez parfaitement tout cela, mais je l’évoque devant vous pour trois raisons au moins:
– La première, c’est que nous (je dis «nous», c’est une façon de parler) n’accepterons pas que ça recommence. Je ne suis pas juif, mais les Juifs sont, comme les Perses mes frères en humanité.
– La seconde, c’est qu’ils ont le droit, comme vous, comme moi d’avoir une patrie. Que ce soit la France ou Israël ne change rien à l’affaire.
– La troisième raison ne vous plaira pas. Mais tant pis: c’est qu’ils apportent au monde (et probablement c’est cela que vous voulez « rayer de la carte ») c’est une conception de l’homme et de son destin qui a enrichi plusieurs siècles de civilisation, et qui fait honneur au peuple juif comme à l’État d’Israël.
Monsieur le Président, vous avez le droit d’être nationaliste. Vous avez le droit d’être fier de l’histoire du peuple perse. Vous avez le droit d’être croyant et de prier le Dieu « clément et miséricordieux » comme il est dit au début de chaque sourate du Coran.
Vous pensez avoir le droit de voiler les femmes, de torturer les opposants, d’emprisonner les journalistes qui vous contredisent, de condamner à mort des enfants mineurs, de persécuter vos minorités.
Mais vous n’avez pas le droit de porter sur Israël le regard trouble, imbécile et haineux qui accompagne vos discours. Car il me semble que vous haïssez dans cet État la libre parole, la diversité des partis, le rôle de l’opposition, l’indépendance de la justice, la recherche universitaire et sans doute aussi… le courage.
C’est-à-dire tout ce que nous sommes en droit d’admirer.
Les hommes qui ont organisé la réunion de Wannsee où fut décrété l’anéantissement des Juifs d’Europe sont tous morts aujourd’hui. Naturellement, comme chacun d’entre nous, vous suivrez ce destin.
Je souhaite seulement que pour vous-même, pour le peuple perse, pour les jeunes enfants d’Iran ou d’Israël qui vous survivront, il ne vienne à personne l’envie d’aller cracher sur votre tombe.
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Cette lettre de François Léotard publiée sur une pleine page du Figaro, aux frais du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), est dépourvue de substance et entachée de graves erreurs historiques.
L’auteur fait porter au peuple allemand la responsabilité exclusive des millions de morts de la deuxième guerre mondiale. Il passe sous silence le fait que ce sont la Grande-Bretagne et la France qui, le 3 septembre 1939, ont pris la responsabilité d’entrer en guerre contre l’Allemagne sous le prétexte que l’Allemagne était entrée en guerre contre la Pologne. Quelques jours plus tard, le 17 septembre, l’Union soviétique est, à son tour, entrée en guerre contre la Pologne sans que, pour autant, la Grande-Bretagne et la France éprouvent la nécessité de lui déclarer la guerre. Une bonne part des morts de la deuxième guerre mondiale sont imputables, aussi bien en Europe et en Asie que dans d’autres parties du monde, à Roosevelt, à Churchill, à Staline et à leurs alliés et, en particulier, c’est à eux et non aux Allemands que l’on doit la plus formidable innovation guerrière: le bombardement systématique des civils, fût-ce en dehors de toute raison militaire (ni à Guernica, ni à Varsovie, ni à Rotterdam, ni à Coventry l’aviation allemande n’a délibérément visé les civils).
Quant aux morts et aux horreurs qui ont immédiatement suivi la guerre, elles sont exclusivement imputables aux Alliés. On rappellera ici les millions de morts dues à de sanglantes épurations, au traitement infâme des prisonniers de guerre, aux déportations de millions de civils allemands dans des conditions bien pires que celles qu’avaient connues les juifs, au traitement des femmes violées ou tondues, à l’occupation militaire de toute une partie de l’Europe par les troupes soviétiques, aux procès ignominieux des vaincus par leurs vainqueurs. Quant au pillage de l’Allemagne vaincue, qu’il s’agisse de ses réserves monétaires, de ses brevets scientifiques et industriels, de ses usines, des trésors de ses musées, il n’a pas, dans toute l’histoire, de précédent aux dimensions comparables.
À supposer que Staline ait été la peste et Hitler, le choléra (ce qui reste à démontrer), on se demande de quel droit ceux qui, tels Roosevelt, Truman, Churchill et De Gaulle, ont choisi la peste ont pu se permettre d’accuser ceux qui, tels les alliés de Hitler, avaient choisi le choléra.
Les Alliés ont brûlé infiniment plus de livres que les Allemands. Ils ont déporté considérablement plus de membres de minorités ethniques que les Allemands.
Le peuple juif n’a pas été « destiné à l’enfer ». La « solution finale de la question juive » était expressément « territoriale » (adjectif qui figure en toutes lettres dans l’expression « eine territoriale Endlösung der Judenfrage »). Hitler recherchait l’émigration, si possible, et l’évacuation, si nécessaire, des populations juives d’Europe vers un territoire à définir après la guerre. Il voulait ce qu’avant lui avaient voulu bien d’autres nations de la terre. Avant et pendant le conflit, jusque dans les derniers mois de la guerre, il n’a cessé de répéter en substance à tous les gouvernements étrangers qui protestaient contre sa politique antijuive : « Prenez ces juifs que vous admirez tant ; je vous les donne à condition qu’ils n’aillent pas peupler la malheureuse Palestine et accabler encore plus “le noble et vaillant peuple arabe”».
F. Léotard dit que les juifs ont été « pendus, fusillés, brûlés », ce qui constitue une généralisation abusive. Les Allemands ont exécuté des juifs pour résistance active ou assistance directe ou indirecte à l’ennemi et notamment au bolchevisme. Leurs tribunaux militaires ont puni, parfois de mort, les auteurs d’excès commis contre des juifs. Les juifs européens et leurs enfants, y compris des bébés nés dans des camps de concentration, ont, par millions, survécu au point de peupler après la guerre une cinquantaine de pays, dont la Palestine. Quant au mot de « brûlés », s’il fait allusion aux fours crématoires, cette allusion est contestable puisque l’incinération des cadavres n’est pas plus criminelle que leur inhumation. Quant à être brûlés vivants, ce sont plutôt les civils allemands et japonais qui ont connu ce sort.
Curieusement, F. Léotard ne dit pas que les juifs ont été « gazés ». Il ne parle ni de «chambres à gaz», ni de « camions à gaz », ni non plus des « Six Millions ». Pourquoi? Est-ce à dire qu’il est sensible à l’embarras croissant des historiens juifs ou non juifs sur ces sujets-là ? Peut-être, par exemple, a-t-il lu Arno Mayer, professeur à Princeton et ami de Pierre Vidal-Naquet, écrivant en 1988 : « Sources for the study of the gas chambers are at once rare and unreliable » (« Les sources pour l’étude des chambres à gaz sont à la fois rares et douteuses ») (The “Final Solution” in History, Pantheon Books, New York 1988, p. 362; en français, La “solution finale” dans l’histoire, préface de Pierre Vidal-Naquet, La Découverte, Paris 1990, p. 406).
La seule précision historique que F. Léotard nous fournisse est erronée. Il évoque la réunion de Wannsee où, affirme-t-il, « fut décrété l’anéantissement des Juifs d’Europe ». En réalité, à cette réunion qui s’est tenue brièvement à Berlin, le 20 janvier 1942, les participants, ainsi qu’en témoigne un procès-verbal de 15 pages, n’ont parlé, sans prendre aucune décision, que de la nécessité d’évacuer les juifs hors de l’Europe occidentale et centrale, vers l’Est : les juifs seraient contraints au travail, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre ; après la guerre, les survivants, à leur remise en liberté (bei Freilassung), constitueraient une élite (Auslese) qui permettrait un « renouveau juif » (neuer Aufbau) selon une conception proche du nationalisme sioniste, proche à bien des égards du national-socialisme. F. Léotard semble ignorer que même un historien du calibre de Yehuda Bauer a dénoncé depuis longtemps « la sotte histoire de Wannsee » présentée comme la preuve que les Allemands auraient décidé l’extermination physique des juifs (the silly story of Wannsee) (Agence télégraphique juive de Londres selon le Canadian Jewish News, 30 janvier 1992). D’ailleurs, comme l’admettent les historiens juifs eux-mêmes (de Léon Poliakov à Raul Hilberg), on ne connaît en fait aucun document du IIIe Reich attestant d’un ordre, d’un plan ou d’une volonté d’extermination physique des juifs. D’où les interminables et confuses spéculations d’écoles entre «intentionnalistes» et « fonctionnalistes ».
F. Léotard ne reconnaît que des qualités au peuple juif et à l’Etat juif mais pas un instant il ne répond à la question suivante : si ce peuple et cet État sont à ce point admirables et sans défauts, comment se fait-il que, depuis que ce peuple existe, il a toujours fini, là où il s’était établi, par susciter à la longue une réaction de rejet ? La réponse à cette question se trouve à la première page du livre de Bernard Lazare, L’Antisémitisme, son histoire et ses causes (1894), ou peut-être encore chez d’autres juifs qui dénoncent dans leur propre peuple l’orgueil, la « névrose juive », la démesure et la violence « tant est ancré chez nous le culte fou de la force », écrit Gideon Lévy (Le Monde, 5 septembre 2006, p. 18).
5 septembre 2006