Lettre à Serge Thion

Je vous remercie de m’avoir fait tenir une copie de la lettre de Pierre Vidal-Naquet. Il y paraît que je viens de me démasquer, que la haine des juifs m’anime, que je trafique l’histoire et que je suis un personnage d’une insigne mauvaise foi. En revanche, il paraît que sur la question du Journal d’Anne Frank « la preuve est apportée » : « il s’agit d’un texte trafiqué. » Malheureusement pour moi, cette question-là serait « sans importance ».

Voilà vingt ans que mes petites trouvailles du domaine littéraire commencent par être jugées invraisemblables pour être, en fin de compte, considérées comme sans importance. Peut-être est-ce ce qui attend mes petites trouvailles du domaine historique, d’abord sur les « chambres à gaz », puis sur le « génocide ». Cela ne change rien et, d’ailleurs, rien ne change : tel est l’argument essentialiste. Les religions sont friandes de cet argument-là. Elles lui doivent leur survie envers et contre les découvertes de la science et les progrès de l’esprit critique. C’est ainsi qu’autrefois on étripait ceux qui doutaient de la divinité de Jésus ou de la virginité de sa mère. L’Europe s’est ensanglantée longtemps à propos de tels sujets. Il faut croire qu’ils n’étaient pas sans importance. Il était également capital de faire taire Galilée ou Darwin et leurs moindres disciples. Et puis, le temps venant, l’Église a battu lentement en retraite. Que Jésus ait ressuscité ou non, qu’il ait accompli ou non des miracles, quelle importance, je vous le demande ? Le principal n’est-il pas de croire ? Aujourd’hui, en France, ô Fontenelle, on regarde de haut le brave homme qui reprend à son compte les arguments, à mon avis, imparables, des athées de bistrot. Pour moi, l’« Holocauste » n’est qu’une croyance d’esprit religieux. Je précise que je n’aime pas que l’on persécute les gens pour leurs croyances religieuses. Celles-ci me paraissent témoigner d’un désarroi que le plus malin d’entre les hommes ressent, je suppose, plus d’une fois dans sa vie. Laissons cela.

P. Vidal-Naquet me reproche d’avoir écrit que l’insurrection du ghetto de Varsovie s’est produite «juste à l’arrière du front». Il dit que le front était à beaucoup plus de mille kilomètres. Je suppose qu’il a voulu parler de la ligne de front ou de quelque chose d’approchant. Moi, j’ai parlé du front, c’est-à-dire, selon la définition du Petit Larousse, de la zone de combat. En avril 1943 la zone de combat se situait depuis longtemps déjà, ou, plutôt, commençait déjà pour les Allemands aux marais du Pripet ou de Pinsk. P. Vidal-Naquet pense-t-il sérieusement qu’au moment d’écrire ma phrase de Storia je me représentais la ligne de front à cinquante ou cent ou cent cinquante kilomètres de Varsovie ? Je reconnais que le mot de front est équivoque ; on l’applique tout aussi bien, dans l’usage courant d’aujourd’hui, à la ligne de bataille stricto sensu (front de Sedan, front de la Première Armée, etc.) qu’à un formidable ensemble géographique (front russe, front de l’Atlantique, du Pacifique, etc.). Là, comme d’habitude, il convient de se reporter au contexte.

P. Vidal-Naquet dit que cinquante mille morts à Auschwitz, cela revient à trente morts par jour et il demande à quoi pouvaient alors servir ces crématoires et ces chambres froides pour cadavres qui avaient tout de même, selon mes propres dires, une belle taille. Je réponds qu’une moyenne statistique sur plus de quatre ans et demi n’a pas grand sens quand on sait qu’Auschwitz a d’abord été un camp de très modeste dimension avant de devenir un gigantesque ensemble de quarante camps. Ensuite, je ferais remarquer que le petit Krema a fonctionné, semble-t-il, dix-huit mois et que les grands Kremas de Birkenau n’ont commencé à fonctionner qu’en mars-avril-juin 1943 ; ils ont fonctionné de dix-sept à vingt mois avec, semble-t-il, de nombreuses pannes.

L’histoire des Kremas reste à écrire. Je suis le premier à le déplorer. J’ai essayé, mais en vain, d’obtenir communication de documents sur les fournées quotidiennes. Si ces documents étaient accablants pour les Allemands, je crois que le musée d’Auschwitz les publierait sous leur forme originale au lieu de ne nous livrer que de rares chiffres et cela sans spécifier très clairement les laps de temps. Le camp de Birkenau a d’abord été conçu comme un camp de prisonniers de guerre. Sur certains documents, il en porte la dénomination. Les Allemands ont été débordés dès l’été 1941 par l’afflux des prisonniers russes. Rien n’était prévu pour héberger de pareilles foules. D’où des drames affreux. Des Allemands eux-mêmes ont dénoncé cet état de fait. Le typhus a immédiatement commencé ses ravages. En 1942 le nombre des prisonniers a été considérable et l’épidémie de typhus a été horrible. Reportez-vous au témoignage de Johann-Paul Kremer (le professeur de médecine) : Dante, l’enfer, les épidémies, la chaleur tropicale, les mouches. C’est tout cela qui a incité les Allemands à prévoir de brûler les morts, y compris les leurs, dans de vastes crématoires.

Il serait abusif de dire que les chambres froides étaient conçues pour accueillir constamment leur plein de cadavres. Voyez l’exemple des Américains : quand il a fallu rapatrier les corps de Guyana, les autopsier, les embaumer, les mettre en bière, ils n’ont pour cela utilisé qu’un seul centre situé dans une base aérienne qui avait accueilli quelques années auparavant leurs morts ou une partie de leurs morts du Vietnam.[1] Souvent, l’administration militaire prévoit ainsi des installations qui, la plupart du temps, ne sont utilisées qu’en petite partie.

Ce qui frappe dans les photos aériennes d’Auschwitz, c’est précisément le peu d’activité apparente des Kremas. Il faut lire ce que je considère comme le document ou le témoignage de base sur les morts à Auschwitz. Il s’agit du long texte du DTadeusz Paczula publié en français dans l’Anthologie du Comité international d’Auschwitz.[2] L’inspiration est « officielle » et les chiffres très suspects, mais on y trouve des phrases comme celle-ci : « Il est vrai qu’en 1944, quand la mortalité était très faible, on n’avait à enregistrer que deux morts par jour, mais en revanche les années 1942 et 1943 furent celles d’un travail éreintant pour la chancellerie[3].» Paczula parle de six cents et même de mille cent morts par jour (y compris, dit-il, les « gazés »). Il dit que, pour une mort naturelle, il fallait vingt et une signatures et pour une mort non naturelle trente-trois.[4] Il dit, p. 45-46, qu’il serait intéressant de retrouver les quinze registres où ont été notées toutes les morts. Il dit qu’il faisait «des signes qui pouvaient permettre de savoir si les détenus avaient été fusillés, gazés ou victimes d’injection de phénol[5].» Personnellement, je serais étonné que le très « officiel » Service de recherches d’Arolsen parvienne à grossir de beaucoup son chiffre des morts d’Auschwitz qui était, en avril 1977, de cinquante mille neuf cent vingt-trois et qui se montait, deux ans plus tard, grâce à des renseignements complémentaires, à cinquante-deux mille trois cent quatre-vingt-neuf. Je répète ici qu’au véritable « procès d’Auschwitz » (le procès Dejaco-Ertl de Vienne, en 1972) on n’a apparemment rien trouvé en fait de crime patent ou d’activité suspecte de la part des deux principaux responsables de la construction et des réparations des Kremas de Birkenau.

J’ai fort probablement commis des erreurs dans mes premiers écrits sur les «chambres à gaz» et le « génocide ». Je ne demande pas mieux qu’on me les signale. Je ne souhaiterais qu’une chose à mes adversaires, c’est que la haine m’ait effectivement animé. La haine aveugle. Elle fait commettre de terribles erreurs. Mes écrits devraient à ce compte fourmiller d’erreurs graves et odieuses. Resterait à expliquer comment, avec la même méthode de travail, inspiré par la même haine, j’aurais discerné la vérité là où tout le monde ne voyait que du feu. J’aurais, en effet, vu clair là où des millions de gens auraient pris le change avec ce trop fameux Journal d’Anne Frank. Ce journal a été vendu à des dizaines de millions d’exemplaires ; il a été traduit en cinquante-quatre langues, je ne parle pas des pièces de théâtre, des émissions de télé, des statues, de l’église Anne-Frank, de l’«Action Anne Frank», des Homes Anne Frank, de l’étonnante opération politico-financière qui s’est montée autour de ce Journal, de Jean XXIII recevant Monsieur Frank avec un exemplaire de ce Journal à la main, de la reine Juliana, d’Eleanor Roosevelt, de l’empereur Hiro-Hito cautionnant, chacun à sa façon, l’entreprise du sympathique escroc.

On me dira que cela n’a pas d’importance, qu’il y a là un symbole et que, de toute façon, la malheureuse enfant est morte du typhus à Bergen-Belsen. Je sais bien. Je sais ce qu’est la religion et ce qu’est le will to believe. Mais je sais aussi que la vérité prend un rude coup dans ces histoires et qu’il est dégoûtant d’abuser ainsi les jeunes. Je sais aussi qu’il y a eu dans la dernière guerre des millions d’enfants de toutes les nations qui ont souffert autant et plus qu’Anne Frank. J’ai horreur, franchement horreur, des larmes à sens unique. J’ai de l’estime pour la valeur intellectuelle de votre ami, mais il est religieux et c’est ce qui nous sépare.

14 mai 1980

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[1] Le 18 novembre 1978 le « révérend » Jim Jones, chef d’une secte installée en Guyana (ex-Guyane britannique), ordonna un suicide collectif, pratiqué grâce à un breuvage au cyanure. On comptait, le lendemain, plus de neuf cents morts. [NdÉ]
[2] T. Paczula, « L’Organisation et l’administration de l’hôpital d’Auschwitz-I », Anthologie [bleue], Varsovie 1969, tome II, 1, p. 38-73. 
[3] Id., p. 46. 
[4] Id., p. 45. 
[5] Ibid.