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Lettre à Ernst Nolte

Mon cher collègue,

Je vous remercie de votre réponse du 19 juin à ma lettre du 15 mai.

Je vous avais reproché d’avoir employé à notre égard l’expression de « radikaler Revisionismus ». Vous me répondez que, pour vous, cette expression n’a rien d’infamant. Reportez-vous à ma lettre du 15 mai. Je vous y disais : « Cette épithète (de « radikal ») implique, que vous le vouliez ou non, une critique… radicale ». La question n’était donc pas de savoir quelle était votre intention – non exprimée – mais quels étaient le mot et le fait exprimés. Vous êtes un historien allemand. Vous savez donc parfaitement les implications morales et politiques de cet adjectif qui est encore plus grave en allemand qu’en français, pour les historiens, les journalistes et les hommes politiques de votre pays. Vous n’aviez pas le droit de nous appliquer cet adjectif, surtout sans même avoir rencontré un seul d’entre nous, alors même que, personnellement, je vous avais proposé une telle rencontre.

À la fin de votre lettre, vous écrivez : « Pour terminer, je veux vous dire en toute sincérité la raison qui m’a fait écarter votre aimable proposition de me rendre visite à Berlin. » Précisons d’abord que je vous proposais aussi de vous recevoir à Vichy, où j’habite. Vous m’avouez ensuite, franchement, que vous avez eu peur. Vous avez craint que cette rencontre ne s’ébruite ; ainsi, dites-vous, votre livre se serait trouvé « liquidé » avant son édition. Je comprends cette peur mais vous auriez dû la surmonter. Personnellement, à votre place, j’aurais éprouvé une peur encore plus grande que celle-là : celle d’écrire un livre injuste et mal informé. Les historiens allemands sont décidément bien à plaindre.

En ce qui concerne l’épisode de la vieille juive que vous avez un jour aperçue sur un quai de gare et dans le train, ne craignez-vous pas de spéculer ? Si je compare votre récit du 23 avril avec celui du 19 juin, je relève d’étranges « enrichissements ». Vous dites maintenant que, selon toute apparence (Anschein), cette vieille femme était l’épouse d’un « aryen » ; vous ajoutez : d’un « aryen » mort peu auparavant. Vous dites même qu’elle a été déportée à l’Est ! Comment peut-on avancer ainsi, d’un seul et même souffle, deux hypothèses et une certitude ? Là-dessus, vous dites que vous « croyez » qu’une cruauté abstraite de ce genre n’avait pas d’analogie en France. Vous vous trompez. La France est un pays riche en décisions administratives de ce genre (et en cruautés point du tout administratives et réglementaires, et donc d’autant plus horribles dans les faits). La cruauté « abstraite », comme vous dites, et les mesures d’autorité les plus cruelles, mais hypocrites, sont même une spécialité des grandes « démocraties ». Pendant et après la seconde guerre mondiale, la police française a mis en camps de concentration, camps de regroupement, camps de transit une quantité de Français et d’étrangers. Tous les camps où ont été internés des juifs avaient reçu (avant mai-juin 1940) et ont reçu (à partir d’août 1944) des foules de non-juifs : Espagnols, Allemands, Autrichiens, « collabos », etc. Les fameuses photos du Vél’ d’hiv’ montrent, vous le savez sans doute, non pas des juifs en juillet 1942 mais des « collabos » en août 1944. Pour moi, les horreurs de l’Épuration, sur laquelle les historiens ont longtemps observé le silence des lâches, ont été telles, en bien des pays d’Europe, qu’elles ne nous autorisent pas à la dénonciation facile, le jour et la nuit, pendant près de cinquante ans, des horreurs «nazies». Juger, c’est comparer. Si nous voulons condamner les atrocités des vaincus, observons d’abord nos propres cruautés, administratives ou non administratives (ces dernières étant, je le répète, forcément plus horribles). Vous ne répondez pas à mes questions des pages 4 et 5.

Vous répondez à ma question sur les « chambres à gaz ». Vous écrivez qu’on n’a «en aucune manière apporté la preuve générale et définitive qu’une extermination en masse, notamment par le moyen de gaz toxique, n’a pas eu lieu, et cela ni en acte ni en intention ». Vous ajoutez : « Il faudra encore une longue période de recherches et de discussions pour élucider cette question. » Je vous répondrais que nous sommes ici dans le vague. Qu’appellerez-vous, éventuellement, le jour venu, une « preuve générale et définitive » ? Vous croyez certainement que, pendant la guerre de 14, les Allemands n’ont pas coupé des mains d’enfants belges et je suppose que vous ne croyez pas non plus à une foule de récits d’atrocités concernant l’exécution de juifs, pendant la seconde guerre mondiale, par l’eau bouillante (version officielle de Treblinka au procès de Nuremberg : PS-3311), par l’électricité, par des pompes à faire le vide, par le déversement en hauts-fourneaux, etc. De même pour le « savon juif », etc. Voulez-vous me dire, dans chaque cas, quelle est la preuve « définitive » et « générale » qui vous a convaincu qu’il s’agissait de mensonges ? Mais soyons précis en ce qui concerne les « chambres à gaz »: en quoi l’analyse, parmi d’autres, de Germar Rudolf ne prouverait-elle pas qu’il n’y a pas eu de chambres à gaz homicides à Auschwitz et à Birkenau ? Pouvez-vous me nommer des endroits précis où, d’après vous, les Allemands auraient pu gazer des juifs ? Quelles sont les «recherches» que vous appelez de vos vœux ? De quelles « discussions » précises voulez-vous parler sur ce point précis ?

Je vais, moi, répondre à vos questions.

Question n° 1 : Ma réponse est oui. Hitler a considéré les juifs comme, d’ailleurs, la plupart des juifs ont considéré Hitler et continuent de considérer Hitler.

Question n° 2 : Ma réponse est oui. On menace toujours d’anéantissement, particulièrement en temps de guerre. Un ennemi est, par définition, voué, en de tels cas, à l’anéantissement ou à l’extermination. Souvent, on va jusqu’à le déclarer «anéanti» alors qu’en fait il ne l’est pas. J’observe, par ailleurs, que les mots d’anéantissement ou d’extermination, comme ceux de Vernichtung ou d’Ausrottung, sont difficiles à définir. S’agit-il d’un anéantissement physique, d’une extermination physique ? La VIe armée allemande a été exterminée à Stalingrad. Cela veut-il dire qu’il n’y a pas eu de survivants ? Non, bien sûr. Il faut se méfier de mots de ce genre.

Questions 3 à 6: Ces quatre questions n’en forment qu’une que je formulerais ainsi : «Hitler était-il, pour vous, capable de décider le génocide des juifs et d’utiliser, pour cela, la méthode (plus « humaine » dans son esprit) du gazage ? » Ma réponse est que n’importe qui, et, en particulier, les gens qui font profession de lutter pour le Bien contre le Mal, est capable des pires horreurs. Hitler était, à ce titre, capable de décider le génocide des juifs et capable d’utiliser la méthode du gazage, même et surtout si cette méthode lui paraissait particulièrement cruelle. Hitler était capable de commettre le crime de Katyn. Il était capable d’utiliser la bombe atomique contre les populations civiles. Il était capable de redécouper l’Europe à sa fantaisie, en cas de victoire, et de déporter des millions de gens. Il était capable d’une politique colonialiste et impérialiste. Il était capable de cent autres horreurs qu’on lui impute – sans les prouver – ou que ses ennemis ont bel et bien perpétrées.

Cependant, la question pour un historien est moins de savoir si Charles-Quint, Napoléon, Hitler, Roosevelt, Churchill, Staline étaient capables de ceci ou de cela que de savoir si ces gens ont fait ceci ou cela. Pour commencer, ce « ceci » ou ce « cela » ont-ils existé ?

Vous spéculez et vous me demandez de spéculer. Vous pensez qu’il existe des raisons de penser que… et vous me demandez : « Gibt es Grund zu der Annahme, daß… » Vous continuez ainsi : « Darf man annehmen… ? » [Peut-on supposer… ?] ; « War die Macht Hitlers im Dritten Reich so groß, daß er imstande war… ? » [Le pouvoir de Hitler sous le IIIe Reich était-il si grand qu’il était capable… ?] ; « Läßt sich die Annahme warscheinlich machen, daß… ? » [Ne peut-on supposer avec vraisemblance… ?] Que de suppositions ! Moi, j’ai fait ces suppositions et puis, après avoir beaucoup travaillé, j’ai vu qu’elles ne correspondaient à rien dans la réalité.

Vous employez des expressions qui exigeraient des définitions. Qu’est-ce, au juste, qu’une «superstructure sans consistance» (luftiger Überbau) par rapport à une force déterminante (handlungsbestimmende Macht) ? Et, surtout, que veut dire « une simple indication ou un signe de tête de Hitler » (eine bloße Andeutung oder […] ein Kopfnicken) ? Quelle représentation physique vous faites-vous de ces choses-là ? Comment vous imaginez-vous la scène ? Hitler donnerait un signe de tête à quoi ? À qui ? En présence de qui ? Je ne l’imagine pas faisant à un fonctionnaire allemand un « signe de tête » qui équivaudrait à : « Moi, chancelier du Reich, je vous donne l’ordre de lancer une formidable opération de tuerie généralisée au moyen d’abattoirs chimiques ; vous avez mon autorisation non écrite ; vous prendrez l’argent où vous voudrez ; vous veillerez à ce qu’il n’existe pas la moindre trace du plus grand massacre de l’histoire, un massacre dont je ne veux pas – vous le voyez – prendre la responsabilité devant l’histoire ; salissez-vous, salissez l’armée, la police, mais ne me demandez pas de me salir moi-même. » Puis-je vous demander ici, mon cher collègue, si vous avez lu ce que j’ai écrit de la théorie du « nod » (signe de tête), chère à Christopher Browning ? Et avez-vous lu ce que j’ai écrit sur la théorie, chère à Raul Hilberg, de la « communication de pensée » (consensus mind-reading […] by a far-flung bureaucracy) ?

En conclusion, voyez à quel point nous sommes dans la spéculation, le vague, la psychologie, la métaphysique et loin, malheureusement, de la recherche des faits vérifiables. Contrairement à ce que vous dites, je ne suis pas un historien empirique et j’espère que, de votre côté, vous n’êtes pas un naïf historien des «idéologies» confiné dans le papier (un « historien de papier »). Je cherche à commencer par le commencement. Je cherche à établir ce qui a bien pu se passer. Si j’agis ainsi, c’est par souci de prudence, par égard pour la logique et par amour, je ne vous le cacherai pas, de la difficulté. Car rien n’est difficile comme de commencer par le commencement et de rechercher la réalité des faitshumblement.

Je me permets d’attendre une réponse à cette lettre. Au reçu de votre réponse, je vous ferai savoir si j’irai, ou non, vous voir à Berlin.

29 juillet 1993