Le pêcheur, la carpe et le révisionniste
Il était une fois un pêcheur à la ligne qui, rencontrant un inconnu, lui dit d’une voix bouleversée : « Miracle ! Je viens de faire une prise unique et sans précédent : dans la rivière d’à côté, j’ai, figurez-vous, attrapé une carpe de cent kilos ».
L’inconnu, qui se trouvait être un sceptique, un disciple de Pyrrhon, un émule de saint Thomas, bref, un révisionniste, demanda, d’un air soupçonneux, à voir la monstrueuse prise.
« Mettriez-vous, par hasard, ma parole en doute ? », s’enquit le pêcheur, lequel ajouta : « C’est bien simple, si vous ne voulez pas me croire, je vous montrerai l’endroit où j’ai pris cette carpe ».
Le révisionniste objecta que ce qui l’intéressait, ce n’était pas l’endroit mais le poisson. Il finit cependant par céder : « Soit ! Allons voir l’endroit en question ! ».
Rendu sur place, il déclara qu’en fait de rivière il n’avait sous les yeux qu’un assez mince filet d’eau. Il se permit d’en faire la remarque au pêcheur et lui fit observer que jamais une carpe d’un tel poids n’aurait pu s’ébattre dans une onde aussi rare.
Il prit quelques passants à témoin et, devant eux, alla jusqu’à se gausser du pêcheur. Sur le ton du persiflage, il se crut autorisé à soutenir qu’il n’existait pas en France de carpe d’un tel poids. Pour lui, selon ses propres mots, cette hallucinante carpe fleurait trop quelque recette de farce juive ou d’invention hébraïque. Ricanant, il évoqua le magique poisson de Tobie, le monstre du Léviathan ou encore le « grand poisson » (qui n’était pas une baleine) de Jonas le Miraculé.
La suite de l’histoire prouva qu’il avait trop parlé.
Le pêcheur estima qu’en sa personne le sceptique raillait l’ensemble des pêcheurs et des chasseurs qui, en France, sont légion. Il jugea qu’il y avait péril en la demeure et qu’il fallait réagir. En effet, pareille insolence risquait de jeter le discrédit sur les palpitants récits dont pêcheurs et chasseurs se montrent quelquefois si prodigues. Le pêcheur alla donc se plaindre auprès d’une association ayant pignon sur rue et qui portait le nom de « Pêche, chasse et tradition (biblique) ».
Depuis beau temps, cette association s’était fait une spécialité de prendre pour cible l’ensemble des révisionnistes. Ces derniers, de leur côté, reprochaient à la vénérable association de se montrer ombrageuse, irascible et de mener le sabbat pour un rien. Follement courtisée et pesant d’un grand poids électoral, ladite association était accusée par les révisionnistes d’utiliser des milices particulièrement violentes. Les révisionnistes allaient jusqu’à prétendre que « Pêche, chasse et tradition (biblique) » faisait partie d’un vaste groupe de pression : « le lobby biblique ». À quoi leurs adversaires répliquaient avec un beau sang-froid que ce lobby n’existait pas.
À l’impudent sceptique l’association intenta un procès pour dommage à autrui, un dommage causé, précisait-elle, par des allégations à la fois mensongères et malveillantes.
La cour trancha.
En un premier temps, elle se permit de soutenir que, loin d’être mensongers, les propos du sceptique sur la magique carpe pouvaient fort bien être exacts. Mais, en un second temps, la cour se ressaisit. Elle prononça que, malgré tout, l’ensemble des considérations du sceptique, son manque de charité à l’endroit du pêcheur et son absence de repentir pouvaient fort bien avoir été inspirés par la malveillance. En conséquence de quoi, le sceptique se vit infliger une lourde condamnation.
Toutefois, dans les années qui suivirent, le criminel persista. Il renouvela ses observations et ses questions sur la prodigieuse carpe. On lui intenta d’autres procès, on l’accabla d’amendes, on lui administra quelques solides corrections physiques qui le mirent à deux doigts de la mort, on le priva de son emploi, on lança contre lui l’anathème. Rien n’y fit. Le diable sans doute l’inspirait.
Pour faire taire à jamais le mécréant et ses pareils, il convenait de frapper un grand coup.
Ce fut fait le 14 juillet 1990. C’est le 14 juillet, date symbolique, qu’en France républicains et démocrates fêtent la prise et la destruction de la Bastille en 1789. Par la même occasion, ils célèbrent l’abolition des privilèges ainsi que l’avènement d’une ère nouvelle de liberté, d’égalité et de fraternité. Un salutaire recours à la machine du docteur Guillotin parfois s’était imposé pour mettre à la raison ceux qui restaient insensibles à la beauté de tels idéaux. Le 14 juillet 1990 parut donc au Journal officiel de la République française une loi d’exception, taillée sur mesure et conçue pour avoir un effet aussi automatique que celui du couperet de la guillotine. D’emblée, elle interdisait, sans aucun examen portant sur le fond, toute contestation, toute mise en doute des récits d’une certaine catégorie de pêcheurs et de chasseurs. Députés et sénateurs avaient voté cette loi dans une atmosphère de terreur démocratique qui avait été portée à l’effervescence grâce à la providentielle, quoique nauséabonde, affaire dite « du cimetière de Carpentras ».
Pour fonder en droit cette interdiction, le législateur en appelait à un jugement prononcé, près d’un demi-siècle auparavant, par des vainqueurs qui avaient eu à juger des vaincus. Les vainqueurs avaient eu la brillante idée de constituer un tribunal militaire international pour châtier ces vaincus. Forgeant leurs propres lois et règlements, les juges et les procureurs avaient, d’un commun accord, sagement édicté qu’ils ne seraient « pas liés par les règles techniques relatives à l’administration des preuves » (article 19 du statut de leur tribunal). Ils précisaient également : « Le tribunal n’exigera pas que soit rapportée la preuve de faits de notoriété publique mais les tiendra pour acquis » (article 21). Par une ultime disposition, ils avaient pris le soin d’avertir les accusés que tout rapport accusatoire aurait, sans discussion possible, valeur de « preuve authentique » (suite de l’article 21). À l’époque, c’est-à-dire vers les années 1945-1946, des esprits forts avaient daubé sur cette justice où, d’après eux, Samson, avec la bénédiction de l’Éternel (Dieu des armées et Dieu vengeur), s’accorde cyniquement le droit de juger celui qu’il vient de terrasser et qu’il tient à sa merci. Des railleurs avaient ironisé sur la justice militaire qui, à les entendre, était à la justice ce que la musique militaire est à la musique. Heureusement, vers le 14 juillet 1990, soit près d’un demi-siècle plus tard, les esprits avaient été entre-temps si bien remodelés par des années de formation qu’il était devenu malséant de proférer de telles insanités et de lancer pareilles saillies. Tout le monde marchait enfin d’un même pas et dans la même direction. Sous une apparente diversité d’opinions, tous avaient enfin compris que le Bien et la Justice sont du côté des vainqueurs et le Mal et le Crime, du côté des vaincus. Forcément.
Nantis de cette loi, les juges français n’avaient plus à juger. Il leur suffisait de se soumettre. Ils s’exécutèrent de la meilleure grâce du monde, et les condamnations de révisionnistes se mirent à pleuvoir.
Aussi peut-on dire qu’aujourd’hui les responsables aussi bien de « Pêche, chasse et tradition (biblique) » que du lobby-qui-n’existe-pas devraient se déclarer pleinement satisfaits. La magique carpe est devenue objet de culte. On lui dédie des musées, richement dotés par le contribuable français. La radio, la télévision, les journaux bruissent de mille histoires qui viennent nous confirmer l’existence de la Carpe. Dans l’aventure, cette Carpe a pris une majuscule. Elle est devenue l’Unique, l’Indicible et l’Indescriptible (là encore avec des majuscules). On ne la voit nulle part mais elle est partout. Dans les écoles, on enseigne son histoire. Bouche-bée, les lycéens écoutent de vieux pêcheurs et chasseurs, de l’un et l’autre sexe, venus leur débiter, contre espèces sonnantes et trébuchantes, de renversants témoignages sur la Carpe d’Or. Comme prises d’une heureuse frénésie, mille institutions versent spontanément des flots d’or et d’argent aux associations nationales et internationales qui regroupent des millions de témoins, lesquels, ayant un jour vu la magique Carpe, se sont ensuite dispersés à travers le monde. Là, ces témoins ont, pour la plupart, édifié de bien belles fortunes, qui attestent de leur savoir-faire et de leur incontestable honnêteté. À ces riches, les banques versent aujourd’hui spontanément de grasses offrandes. Les compagnies d’assurances font de même ainsi que les musées, les usines, les laboratoires, les compagnies de téléphone ou de chemins de fer. « La ruée générale dans la servitude », prétendent les infâmes mécréants, qui reprennent là le mot de Tacite ; mais, comme chacun sait, l’historien romain n’était qu’un nazi ; dans un célèbre ouvrage qu’il leur avait consacré, n’avait-il pas chanté le los des Germains ?
Si l’on en croit les journaux, la vérité de l’histoire de la Carpe d’Or ne se conteste plus guère et, chaque jour, les riches deviennent plus riches.
Et pourtant !
Pourtant, la rumeur entretenue par les impies reste vivace. À telle enseigne que – c’est triste à dire – même les chasseurs et les pêcheurs paraissent saisis d’un doute. Certes, sans interrompre leurs gémissements et leurs mélopées habituels, ils crient et frappent plus que jamais sur l’odieuse engeance des révisionnistes mais, précisément, ce ne sont là que coups, cris et plaintes. Où sont les arguments ? Que répondre aux quelques personnes méfiantes qui exigent encore de voir la Carpe ou, à défaut de celle-ci, sa représentation ? Que dire à ceux qui se rendent pieusement à l’endroit où le pêcheur fit sa miraculeuse prise et qui n’y constatent toujours que la présence d’un mince filet d’eau ? Mais, pour commencer, que faire de la simple, stupide et lancinante observation du pêcheur du dimanche ou du naturaliste de laboratoire selon lesquels l’espèce des carpes qui hantent les rivières de France n’a jamais pu connaître un spécimen de cent kilos ?
La vérité est que le doute ronge nos pêcheurs et nos chasseurs. Ils n’en font plus mystère : « Du jour », disent-ils, « où nous ne serons plus là, personne ne croira plus à la fabuleuse Carpe ».
Les révisionnistes sourient. Dans leur turpitude, ils répliquent que l’histoire, telle du moins que la conçoivent les historiens, est précisément faite d’événements dont les témoins ont disparu ou vont disparaître. Puis, dans leur perversité, ils osent ajouter qu’en revanche, toujours pour l’historien, ce qui risque de s’effacer avec le temps, ce sont plutôt les fariboles, les légendes, les mensonges. Et, avec insolence, ils osent conclure : « Tel est le sort qui, inexorablement, attend l’histoire de la Carpe d’Or, laquelle n’est rien d’autre qu’un extravagant mensonge, une pure légende, une époustouflante faribole, un abracadabrantesque poisson d’avril ».
Comment sauver l’histoire de la divine Carpe du travail de sape conduit depuis tant d’années par ces maudits révisionnistes ?
Telle est, à l’aube du nouveau siècle, en ces heures crucifiantes, la question qui hante les grands prêtres et les adorateurs de la lucrative Carpe d’Or. À leurs côtés, bien d’autres personnages cherchent également aujourd’hui la réponse à cette angoissante question, qui a mille implications politiques et financières. De plus en plus, on voit s’interroger les historiens à la botte, les journalistes à la mangeoire, les politiciens à casseroles, les adorateurs du Veau d’Or ou les servants du dieu Dollar : comment, oui comment, se demandent-ils, sauver du naufrage la religion mondiale de la divine Carpe d’Or ?
Ils désespèrent de trouver la solution.
Et tout se passe comme si les révisionnistes, sûrs de leur fait et ricanant en coulisse, tenaient la clé du mystère.
1er avril 2001