Un exemple de bidonnage journalistique : Rommel, Hitler et les chambres à gaz

Dans le jargon du journaliste, le bidonnage consiste à fabriquer, à partir d’un peu de vrai, du faux qui fasse sensation. Sur la seconde guerre mondiale les journalistes bidonnent considérablement. Pour peu qu’on les peigne comme tout droit venus de l’Enfer, Hitler, la croix gammée, les SS, Mengele, Auschwitz et la Gestapo font vendre du papier. Sur le terrain de cette sorte de production pornographique, c’est à qui, chez les journalistes, parviendra à battre leur confrère Christian Bernadac. En ce domaine, la presse de province rivalise avec le journal Le Monde.

Puisons un exemple dans un organe de presse de la France profonde : le quotidien La Montagne, édité à Clermont-Ferrand, et arrêtons-nous un instant sur le cas de l’un de ses journalistes : Daniel Desthomas. Depuis de longues années, avec son confrère Jean Baruch, lequel signe « J. B. », il publie dans la rubrique « On en parle » des articles où il joue à l’érudit, en particulier sur le sujet de la seconde guerre mondiale.

Il y a quelques mois, dans un article intitulé « Le Renard du désert », D. Desthomas apprenait ainsi à ses lecteurs que le maréchal Rommel, à son retour d’Afrique, avait fait à Berlin deux terribles expériences. Pour commencer, il avait tout d’un coup vu «clair» en apprenant « l’ignominie des chambres à gaz ». Puis, il s’en était allé trouver Hitler, mais ici écoutons le journaliste :

Bouleversé, [Rommel] va rencontrer Hitler et dénonce l’intolérable, propose la dissolution de la Gestapo et des SS au profit des troupes régulières. Hitler l’écoute mais lui signifie qu’il ne changera pas ses méthodes.

Dans le passé, j’avais, à de nombreuses reprises, mis en garde D. Desthomas, J. Baruch et les responsables de La Montagne contre ce genre d’informations manifestement inventées de toutes pièces. Je le faisais en leur fournissant ou en leur proposant l’envoi de tous les documents désirables. En pure perte. Cette fois-ci, je décidais de procéder autrement. Je priais ma collaboratrice de bien vouloir adresser une lettre à D. Desthomas pour lui demander ses sources sur un point, un seul, et cela afin d’être plus simple : d’où venait l’information selon laquelle le maréchal Rommel avait soudainement appris l’existence des chambres à gaz ?

La réponse se fit longuement attendre. À vrai dire, le journaliste commença par ne pas répondre du tout, même après une lettre de relance. Il fallut en appeler à la direction du journal pour qu’enfin D. Desthomas fît, non sans aplomb, la réponse suivante :

Mes sources sont multiples. Il s’agit du témoignage du fils du maréchal, Manfred Rommel, actuellement maire de Stuttgart, dans l’hebdomadaire Die Woche du 25 mai au 1er juin 1994 relaté par l’Agence France-Presse ; de l’article d’Alain Decaux, dans le numéro d’Historia de mars 1978 ; du récit de la comtesse Waldeck, amie d’Erwin Rommel, récit paru dans le numéro de janvier 1949 de Sélection du Reader [sic] Digest.

Sur quoi ma collaboratrice lui fit quatre observations :

1) Ces trois prétendues sources n’étaient que des références.

2) La comtesse Waldeck avait quitté l’Allemagne en 1931 pour aller s’établir aux États-Unis. Elle n’était pas en Allemagne pendant la guerre. L’article en question ne mentionnait tout simplement pas les chambres à gaz.[1]

3) Alain Decaux avait écrit : « [Rommel] a appris l’extermination des Juifs, l’existence des camps de concentration, des chambres à gaz. Il est atterré, bouleversé. »[2] Or, selon son habitude, A. Decaux avait écrit là un article de style plus romanesque qu’historique. Non seulement il n’indiquait aucune source mais il commettait une grave erreur. Rommel savait, en effet, depuis des lustres l’existence des camps de concentration puisque le régime hitlérien, dès 1933, se vantait de ces réalisations-là et les présentait volontiers aux visiteurs étrangers comme plus humaines que les prisons.

4) Manfred Rommel avait effectivement donné une interview à l’hebdomadaire Die Woche mais voici ce qu’on y trouvait sur le sujet : « [Manfred Rommel au sujet de son père Erwin Rommel] Vers la même époque (fin 1943, début 1944) il apprit du maire de Stuttgart que les Juifs déplacés étaient mis à mort dans des chambres à gaz. – Die Woche : Cela se savait donc? – Manfred Rommel : Pas au point d’être généralement connu. C’était en quelque sorte un bruit. »[3]

Ma collaboratrice ajoutait :

Bien que l’affirmation plutôt vague de Manfred Rommel et sa réponse embarrassée à la question du journaliste («C’était en quelque sorte un bruit.») ne m’aient pas semblé de nature à affirmer que le maréchal Rommel tenait pour sûre l’existence des chambres à gaz, j’ai voulu vérifier ces propos à la source, c’est-à-dire en consultant le livre de Karl Strölin : Verräter oder Patrioten ? Der 20. Juli 1944 und das Recht auf Widerstand. Pas un instant Strölin, maire de Stuttgart de 1933 jusqu’à la fin de la guerre, n’y mentionnait les chambres à gaz.

D. Desthomas aurait également pu se voir rappeler qu’au procès de Nuremberg K. Strölin, entendu comme témoin, le 25 mars 1946, avait parlé du maréchal Rommel sans évoquer le moins du monde les chambres à gaz.[4]

En conclusion, D. Desthomas avait bidonné deux fois : d’abord en lançant une information dénuée de fondement et, ensuite, en cherchant à se justifier, de manière tardive et laborieuse, par la production de références fallacieuses. En poussant le jeu un peu plus loin, il aurait été intéressant de le voir répondre à la question subsidiaire que nous avions décidé de lui épargner : d’où venait l’autre information, celle selon laquelle le maréchal Rommel avait dénoncé devant Hitler en personne l’emploi des chambres à gaz, lequel Hitler lui avait signifié qu’il continuerait d’employer des chambres à gaz ? Car là aussi D. Desthomas avait bidonné.

Additif

Dix mois plus tard, nullement échaudé par l’affaire, le même journaliste signait dans la même rubrique un article de plus sur le sujet des chambres à gaz.[5] Cette fois-ci, il m’obligeait à adresser personnellement une lettre au directeur de la publication où j’épinglais D. Desthomas à propos de ses bourdes et inepties : Heydrich, en personne, avait préconisé l’asphyxie par le gaz ; le bourreau des juifs s’appelait Heichmann (sic) ; il y avait eu « quelque 5.978.000 victimes juives dont 2.800.000 pour la seule Pologne », etc.

Le cas de D. Desthomas, journaliste à Clermont-Ferrand, est malheureusement typique de la profession : on fabrique une information ; on l’assène avec aplomb ; prié de citer ses sources, on fait la sourde oreille ; contraint de répondre, on répond n’importe quoi ; placé devant l’évidence d’une fabrication journalistique, on ne manque pas de récidiver avec encore plus d’aplomb dès que l’occasion s’en présente.

10 mars 1995

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[1] « La Vérité sur la mort de Rommel », Sélection de Reader’s Digest, janvier 1949, p. 17-21.
[2] A. Decaux, « Rommel choisit sa mort», Historia, mars 1978, p. 25-35.
[3] A. Juhnke, « Das war unsere Befreiung », Die Woche, 25 mai – 1er juin 1995.
[4] TMI, X, p. 55-81.
[5] D. Desthomas, « De l’existence des chambres à gaz », La Montagne, 12 avril 1995, p. 14.