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Procès Touvier : Maître Trémolet de Villers, la Shoah et Baldur von Schirach

Le 20 avril 1994, en France, un homme âgé de soixante-dix-neuf ans, qu’on venait de soigner pour un cancer, a été condamné à la réclusion à perpétuité. Il a été condamné cinquante ans après l’action qui lui était reprochée, et cela sur le fondement d’une loi rétroactive. En un demi-siècle, cette loi qui punit les « crimes contre l’humanité » a successivement reçu cinq définitions différentes. Les avocats de l’accusé ont accepté de plaider pour leur client, Paul Touvier, sans pouvoir obtenir que le tribunal veuille bien préciser auparavant quelle était la définition retenue pour le procès, ou si, par hasard, une sixième définition ne serait pas, pour la circonstance, créée sur mesure.

Même le journaliste juif Laurent Greilsamer, dont les comptes rendus suaient la haine à l’égard de l’ancien milicien, a dû écrire au terme du procès Touvier :

Pour la première fois [en France], un justiciable ayant fait l’objet d’une grâce présidentielle (en 1971) et d’un non-lieu général (en 1992) se voit, au terme de son procès [en 1994], signifier la réclusion à vie [1].

Sur l’ensemble de ce procès et sur le système de défense adopté par les deux avocats de P. Touvier, je me réserve de publier éventuellement mes observations dans quelques mois. Mais il est un point sur lequel je souhaite, d’ores et déjà, formuler une remarque. Il concerne ce que le principal avocat, Me Jacques Trémolet de Villers, a dit au sujet de la Shoah et à propos de l’Allemand Baldur von Schirach. S’il faut en croire la presse, Me Trémolet de Villers a présenté la Shoah (c’est-à-dire l’extermination physique et systématique des juifs d’Europe) comme un fait avéré. Il aurait lancé : « [Paul Touvier] est-il complice de la Shoah ? Non ![2] » Comme exemple de cette Shoah, il aurait évoqué l’extermination de cinquante mille juifs de Vienne :

Von Schirach, le Gauleiter de Vienne, responsable de l’extermination de cinquante mille juifs, a été condamné à vingt ans de prison [3].

En réalité, le tribunal de Nuremberg a condamné Baldur von Schirach, Gauleiter (c’est-à-dire préfet de district) de Vienne, à vingt ans de prison pour avoir sciemment participé, sans l’avoir provoquée, à la déportation (et non à l’extermination) de soixante mille juifs de Vienne.

L’erreur, grave, commise par l’avocat se comprend. Elle prouve, s’il en était besoin, que les tribunaux devraient s’abstenir de juger l’histoire. Ni les juges, ni les jurés, ni le ministère public, ni les avocats de l’une ou l’autre partie, n’ont la compétence, le temps ni les moyens de faire œuvre d’historiens. Me Trémolet de Villers n’avait pas disséqué l’interrogatoire de B. von Schirach à Nuremberg ni le bref passage du jugement de condamnation et il n’avait fait appel pour l’éclairer sur ce point à l’aide d’aucun historien spécialiste du procès de Nuremberg et des procès du même genre.

Il suffit, en un premier temps, de lire avec attention l’équivalent d’une seule page du jugement de Nuremberg pour se rendre compte de l’erreur commise par l’avocat de Touvier [4].

En un second temps, on se reportera à la page des débats où l’avocat général américain, qui cherchait à impliquer B. von Schirach dans une entreprise d’extermination des juifs de Vienne, fut soudain obligé de battre en retraite [5].

Les juges de Nuremberg mentionnent à deux reprises le chiffre de «cinquante mille» mais ce n’est pas à propos des juifs déportés de Vienne. Le chiffre qu’ils retiennent pour ces juifs-là est de soixante mille (chiffre deux fois cité). Ils rappellent qu’à la fin de 1940 Adolf Hitler, excipant de la crise du logement à Vienne (en temps de guerre, rappelons-le), a fait déporter, presque tout au long des années 1941 et 1942, soixante mille juifs de Vienne vers le Gouvernement Général de Pologne (où il envisageait, ajouterons-nous, la création d’une vaste zone juive dans la région de Lublin). Tous les historiens qui défendent la théorie de la Shoah s’accordent à reconnaître qu’à l’époque où Hitler prit cette décision, il ne songeait pas à exterminer les juifs. Quant au rôle que joua personnellement B. von Schirach dans cette affaire, les juges de Nuremberg le résument en trois phrases :

Le Tribunal estime que Schirach, bien que n’ayant pas provoqué la déportation des juifs de Vienne, a participé à cette déportation après être devenu Gauleiter de cette ville. Il savait que ce que les juifs pouvaient espérer de plus favorable, c’était de vivre une existence misérable dans les ghettos de l’Est. Son service recevait des rapports sur l’extermination des juifs [6].

Dans la première phrase, les juges parlent de déportation et non d’extermination ; pour eux, l’accusé n’a pas provoqué cette déportation mais il y a participé.

Dans la deuxième phrase, les juges concèdent implicitement que l’accusé était de bonne foi lorsque tout au long du procès il avait, à l’instar de tous les autres accusés, déclaré n’avoir jamais rien su d’une extermination des juifs.

La troisième phrase est intéressante. Les juges qui venaient d’admettre implicitement l’ignorance de B. von Schirach ne pouvaient plus l’accuser de savoir. Aussi, pour contourner la difficulté et pour faire tout de même apparaître le mot d’«extermination», ont-ils, à défaut de déclarer : « Il recevait des rapports sur l’extermination des juifs », prononcé : « Son service recevait des rapports sur l’extermination des juifs ». Or, ces rapports accusateurs ne furent ni lus devant le tribunal ni présentés à B. von Schirach, pas même par extraits. L’avocat général T. J. Dodd, qui comptait utiliser cette arme contre l’accusé, renonça de lui-même à toute lecture. Il faut dire que B. von Schirach venait de démontrer à l’avance, en quelques mots précis et percutants, qu’il ne pouvait pas avoir eu connaissance de tels rapports [7].

Il est regrettable que Me Trémolet de Villers, aux mérites éclatants duquel il sied par ailleurs de rendre hommage, ait été conduit, pour les besoins de la cause de P. Touvier tels qu’il les estimait, à condamner une nouvelle fois B. von Schirach encore plus sévèrement que ne l’avaient fait les juges de Nuremberg en 1946. Sur les quatre chefs d’accusation possibles, ces juges n’avaient retenu à l’endroit de l’accusé qu’un seul chef d’accusation : celui de « crimes contre l’humanité ». Un seul « crime contre l’humanité » était, a leurs yeux, établi : celui d’avoir participé, sur ordre, à la déportation des juifs de Vienne vers la Pologne.

Me Trémolet de Villers a manifestement voulu montrer que son client, responsable de la mort de sept juifs, ne pouvait être comparé à un Allemand responsable de cinquante (ou soixante) mille morts juives, mais il est dommage qu’il ait pour cela pris ses aises avec la vérité d’un texte : celui du jugement de Nuremberg qui, par lui-même, était déjà passablement entaché de parti pris et d’erreur.

Et puis, en posant la Shoah comme un fait avéré et en présentant B. von Schirach comme un assassin patenté, n’a-t-il pas renforcé les juges et les jurés dans la conviction que Touvier s’était, à son échelle, fait le complice d’un régime qui aurait tué les juifs de manière systématique et par millions ?

En toute circonstance, mieux vaut être exact.

N. B. « Avocat et nazi, c’est incompatible ! » aurait lancé Me Trémolet de Villers. En réalité, on peut être avocat et avoir, bien sûr sans les manifester, des convictions national-socialistes tout comme on peut, à la façon de Me Joë Nordmann, être avocat et stalinien ou communiste ; on se rappelle le comportement de ce dernier dans le procès Kravchenko.

25 avril 1994

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Notes

[1] L. Greilsamer, « La Leçon Touvier », Le Monde, 21 avril 1994, p. 1.
[2] Id., p. 14.
[3] Ibid.
[4] TMI, I, p. 342-343.
[5] TMI, XIV, p. 542.
[6] TMI, I, p. 342-343.
[7] TMI, XIV, p. 541-542.