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Le “témoignage” de Filip Müller : Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz

Remarque sur cette pièce : La littérature de sex-shop s’est enrichie d’une pièce intéressante avec un livre attribué à Filip Müller : Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz. Le témoignage de l’un des seuls rescapés des commandos spéciaux. La préface est signée de Claude Lanzmann. En page 19 figure un «avertissement» qui est signé : « Les Éditeurs ». Cet avertissement constitue une tromperie délibérée. Il y est d’abord dit que : « Filip Müller n’est pas un écrivain. » On affirme ensuite : « Respectant à la lettre son exceptionnel témoignage, nous nous sommes interdits d’y apporter la moindre modification. Document historique à l’état brut, il nous est apparu essentiel de le publier tel quel, dans sa forme strictement originale. Toute manipulation à des fins esthétiques ou littéraires en aurait, selon nous, totalement annihilé le sens et la portée. » Voilà qui signifie, si les mots ont un sens, que ce livre n’a pu être traduit que d’un ouvrage allemand (Sonderbehandlung) qui était strictement de la main de F. Müller, sans la moindre modification, sans manipulation à des fins esthétiques ou à des fins littéraires ; le lecteur se voit garantir solennellement un document historique à l’état brut, publié tel quel, dans sa forme strictement originale. L’engagement des éditeurs est net puisque ceux-ci vont jusqu’à dire que, s’il y avait eu une manipulation quelconque à des fins esthétiques ou littéraires, l’ouvrage présenté en aurait vu son sens et puis sa portée totalement annihilés, c’est-à-dire réduits à rien.

Pour prendre ces éditeurs au mot, l’ouvrage signé de F. Müller est très exactement un ouvrage dont le sens et la portée sont… annihilés par la réalité de son origine et de sa nature. Le texte allemand dont se sont servis les éditeurs porte en toutes lettres : Deutsche Bearbeitung von Helmut Freitag. Il s’agit donc d’une refonte, d’un rewriting en allemand. L’édition américaine, plus honnête que la française, parlait de « literary collaboration », ce qui revient, toutefois, à atténuer l’expression de la vérité. Voilà donc au minimum « une manipulation [qui ne paraît pas «quelconque»] à des fins esthétiques ou littéraires ». La vérité est d’ailleurs bien plus crue. Filip Müller n’est qu’un autre Martin Gray, le faussaire bien connu, qui après avoir vendu de fausses antiquités, a vendu de faux mémoires : les siens, avec la collaboration de Max Gallo. Voyez Au nom de tous les miens« Récit recueilli par Max Gallo ». Le Max Gallo de F. Müller s’est appelé Helmut Freitag. Les éditeurs répètent que F. Müller est resté trente ans sans parler, puis, qu’il a « décidé » « de se souvenir ». La vérité est différente. F. Müller a commencé à publier ses récits dès 1946. À la page XII de l’édition américaine, le professeur Yehuda Bauer nous rappelle quelques vérités dont il ne pouvait soupçonner qu’elles seraient graves pour les éditeurs français. Il rappelle que, dès 1946, F. Müller a vu inclure son témoignage dans un livre publié en Tchécoslovaquie (dont il ne donne malheureusement ni titre, ni référence, ce qui est dommage pour les comparatistes). Puis, en 1966, ce témoignage a été publié en anglais, dans un ouvrage de O. Kraus et O. Kulka, The Death Factory. Entre-temps, Filip Müller avait été un témoin-vedette, en 1964, au fameux « procès des gardiens d’Auschwitz » à Francfort. On verra, dans ma lettre à Jean Daniel, la mésaventure arrivée à ce faux témoin. J’ajoute ceci, que je découvre dans le livre de Bernd Naumann sur le procès.[1] Comme le président du tribunal admirait que F. Müller fût resté si longtemps à Auschwitz et que, membre du Sonderkommando, il eût échappé à tant de sélections (« Une tous les trois ou quatre mois », lui dit le président), le témoin, se voyant sans doute conduit à devoir raconter dans le détail comment à neuf ou douze reprises il avait, « par miracle » échappé à la mort en «chambre à gaz», trouva une échappatoire ; il déclara que ces histoires de « sélections » des membres du Sonderkommando existaient dans la littérature concentrationnaire, mais que, pour sa part, il n’en avait jamais vu, sinon peut-être une fois quand quelques-uns de ses compagnons avaient été requis pour partir vers Lublin ; il n’avait, un jour, vu revenir que leurs habits ; c’est donc que ses compagnons avaient été gazés à Lublin, concluait-il. Comme le président lui demandait encore comment il avait fait pour survivre, de toute façon, à Auschwitz, il lui avait répondu qu’il avait alors vingt ans : « J’étais jeune et je voulais vivre. » F. Müller n’avait pas révélé au tribunal son aventure dans la « chambre à gaz » : il avait voulu y mourir ; il s’y était introduit sans que les SS le voient ; de jeunes beautés nues l’avaient réprimandé et l’avaient expulsé, manu feminina sed firma, de la « chambre à gaz », après un beau discours. C’est là l’un de ces épisodes excitants et un peu forts dont ne manque pas le livre.

La version française est, sur bien des points, totalement différente de la version allemande qu’elle prétend reproduire. D’édition en édition, les souvenirs du témoin connaissent des améliorations. D’ailleurs, en quelques jours, ses éditeurs français ont assuré à Filip Müller une sorte de promotion. Présenté d’abord sur la couverture du livre et dans le prière d’insérer comme « l’un des seuls rescapés des commandos spéciaux », il est devenu dans les placards publicitaires de la presse française «l’unique survivant de toutes les liquidations successives des commandos spéciaux[2]», ces liquidations dont je rappelle que, pour l’intéressé, elles sont une invention de la littérature concentrationnaire. Les éditeurs français avaient d’ailleurs été plus loin que les éditeurs américains qui, eux-mêmes, avaient dépassé les Allemands. (Resterait à trouver les titres anglais de 1966 et tchèque de 1946.) Les Allemands ont titré : « Traitement spécial, Trois ans dans les crématoires et les chambres à gaz d’Auschwitz ». Les Américains ont préféré supprimer les fours crématoires pour mettre en valeur les chambres à gaz, au pluriel. Les Français, eux, ont préféré une seule chambre à gaz ; d’où leur titre : Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz. L’édition américaine avait des photographies : grave erreur psychologique, malgré la prudence du choix ; les Américains avaient été assez prudents pour ne donner aucune photographie des lieux, toujours réputés « en l’état d’origine », où Filip Müller est censé s’être initié aux « gazages » (c’est-à-dire ceux d’Auschwitz-I), mais ils avaient aussi laissé passer des photographies qui montraient que les crématoires de Birkenau n’étaient que de modestes et d’inoffensifs bâtiments par rapport à ce que laissaient imaginer les récits du témoin.

Le livre de Filip Müller commence par un texte de Himmler, dont le sens est altéré par de fortes troncations.

Il va de soi qu’il vaut mieux n’avoir été qu’un affabulateur, après quelques autres dans ce genre de littérature, plutôt que l’homme que serait Filip Müller si ce qu’il raconte était vrai. Songe-t-on que, s’il s’agissait d’un témoignage véridique, nous aurions en la personne de Filip Müller un assassin qui compterait à son actif des centaines de milliers d’assassinats particulièrement horribles ? Au lieu de passer devant l’un de ces multiples tribunaux pour « crimes de guerre » qui fonctionnent encore trente-cinq ans après la guerre afin de juger des gens accusés de complicité (fort lointaine) pour des meurtres qui seraient à prouver, voilà que M. Filip Müller, lui, est louangé par la presse mondiale et perçoit des dividendes sur les récits – quelque peu changeants – de sa participation active et intense à d’innombrables tueries.

On trouvera ci-joint ma correspondance avec Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur.[3] Quelques extraits du livre de F. Müller y sont cités dans leur version américaine et dans leur version française. Je ne disposais pas encore, à l’époque, de la version allemande.

En allemand, Sonderbehandlung, Drei Jahre in den Krematorien und Gaskammern von Auschwitzdeutsche Bearbeitung von Helmut Freitag, Verlag Steinhausen, Munich 1979, 287 p.

En anglais, Eyewitness Auschwitz, Three Years in the Gas Chambers, Literary Collaboration of Helmut Freitag, foreword by Yehuda Bauer, Stein and Day, New York 1979, XIV-180 p.

27 octobre 1980

[Extrait du Mémoire en Défense contre ceux qui m’accusent de falsifier l’histoire, La Vieille Taupe, Paris 1980, p. 251-254.]

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Notes

[1] B. Naumann, Auschwitz, Athenäum Verlag, Francfort 1965, p. 333.
[2] Voy. Le Monde, 7 juin 1980, p. 19.
[3] Publiée dans R. Faurisson, Mémoire en défense…, p. 255-263.