Critique de textes et documents – Pastiche de sujet d’examen universitaire
Article paru dans Libération le mercredi 18 juin 1986, p. 33 :
Ulysse : presque rien que du faux !
On sait que le roman de Joyce, Ulysse, se déroule en une seule journée à Dublin, le 16 juin 1904 très précisément. Quatre-vingt-deux ans plus tard et jour pour jour, les éditions Penguin à Londres publient en collection de poche une nouvelle version revue et corrigée d’Ulysse. C’est un professeur de philosophie de Munich, Hans Walter Gabler, aidé de plusieurs experts, qui propose le nouveau texte : il leur a fallu sept ans et un ordinateur pour corriger une moyenne de sept omissions ou erreurs par page commises dans l’édition originale de 1922. Il faut savoir en effet que cette première édition était le fait d’imprimeurs français qui ne parlaient pas l’anglais. Aucun éditeur anglais n’avait en effet accepté de publier le manuscrit. L’écriture de Joyce était illisible, il modifiait continuellement son manuscrit, sa vue baissait et il avait du mal à relire les épreuves.
La nouvelle édition a l’avantage de clarifier beaucoup d’erreurs qui avaient donné lieu à des gloses infinies. Par exemple, la phrase « The paper the beard was wrapped in » (« le papier dans lequel la barbe était enveloppée ») était en réalité, après transposition d’une lettre, « The paper the bread was wrapped in » (« le papier dans lequel le pain était enveloppé ») ! Si tout est à l’avenant, on peut s’attendre à des révisions déchirantes.
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– Pour candidats au C2 de
« Critique de textes et documents » –
(Université Lumière, ex-Lyon-II)
À supposer que l’information ci-dessus reproduite soit exacte dans l’ensemble et dans le détail, rédigez un commentaire en trois points.
Montrez d’abord, en un style aussi simple que celui de Konk (voy. Aux Voleurs !, Albin Michel, juin 1986), que nous avons affaire ici à une nouvelle illustration de l’histoire de la dent d’or et que la jobardise, notamment universitaire, n’est pas triste; rappelez qu’il faut, en toute circonstance, d’abord aller y voir de près, puis retourner sur ses pas, y voir d’encore plus près, vérifier, revérifier, au besoin réviser les évidences à la manière des révisionnistes de tout temps en histoire, en littérature, en sciences, en médecine ; bref, montrez qu’il faut travailler.
Puis, resaisissez-vous ; affirmez en un style vulgaire que cette information n’a aucune importance, qu’elle ne remet rien en cause ni dans le cas particulier considéré ni en ce qui regarde soit la traduction, soit la critique, soit tant et de si belles thèses ; là, montez le ton et exprimez-vous dans le style requis pour faire sérieux : « lecture plurielle », « sémiotique littéraire » et n’hésitez pas à « décoder ».
Enfin, manifestez votre émotion devant cette nouvelle atteinte portée à la mémoire des vivants et des morts ; empruntez le style d’Harlem Désir (« Les potes sont horrifiés… ») ; rappelez que « le ventre est fécond d’où est sorti la bête immonde » ; découvrez là un effet pervers du révisionnisme international (Paul Rassinier n’avait-il pas déjà publié Le Mensonge d’Ulysse et récidivé avec Ulysse trahi par les siens ?); voilez-nous la face ; exercez pleinement votre droit de juger ce genre de livres sans les lire et en interdisant aux autres de les lire ; appelez-en à la Loi et à l’Ancien Testament, à l’Institut d’histoire du temps présent, à la Direction de l’information historique, au Centre de documentation juive contemporaine. Bref, rassurez-nous en faisant montre d’un cœur gros comme ça, plein de force, de courage et de générosité. Glissez discrètement un appel en direction des coffres de l’État et de la tirelire du Français moyen.
18 juin 1986