Quand Céline, peu avant sa mort, se confiait à un journaliste américain
Tout récemment, dans un message adressé à un correspondant français, j’ai été amené à écrire:
Pour moi, « la trilogie allemande » (D’un château l’autre / Nord / Rigodon) constitue une épopée de l’Allemagne. C’est, je le redis, un cavalier français qui l’a écrite, un cavalier qui, en 1914, pied à terre, a été si grièvement blessé par une balle allemande que, jusqu’à la fin de son existence, il en a souffert.
Il y a évidemment là [de la part du cavalier Destouches] une attitude quasi incompréhensible pour des générations de néo-Français, soûlés au gaz d’Auschwitz et auxquels, dès l’école, on apprend à aller cracher sur les tombes du vaincu.
J’ajoutais qu’en 1960 Céline avait fait à Robert Stromberg, journaliste (juif ?) d’une revue littéraire américaine, la déclaration suivante à propos de Nord :
Ça parle de la manière dont les Allemands ont souffert pendant la guerre. Personne n’a écrit sur ce sujet… Non ! Non ! Vous êtes supposé ne pas mentionner ça, la manière dont ils ont souffert… Restez tranquille… Chut ! (Il met le doigt sur les lèvres). Ce n’est pas bien de parler de ça… Pas un mot… Non! Seul l’autre côté a souffert ! Chut !
C’est en relisant l’un des Cahiers Céline que j’ai redécouvert cette interview et, en particulier, ce dernier passage (Cahiers Céline 2, NRF / Gallimard, 1976, p. 172-177; p. 174). La traduction en était signée d’Henri Godard qui écrivait : « Cette interview, parue en anglais pendant l’été de 1961, semble dater de l’été précédent. Stromberg, précisant dans le texte d’introduction que Céline s’adresse à sa femme en français, donne à penser que dans l’interview elle-même [Céline] s’exprimait directement en anglais. » Pour ma part, je me demande si l’interview ne daterait pas plutôt du début de l’année 1961 puisque, aussi bien, on y lit : « J’ai presque 67 ans – en mai j’aurai 67 ans ». Né le 27 mai 1894 (« je suis né en mai, c’est moi le printemps »), Céline est mort le 1er juillet 1961.
La traduction française comportant des coupures, qui sont d’ailleurs signalées au lecteur, j’ai pensé qu’il serait intéressant de retrouver dans son intégralité l’article de Stromberg (« A Talk with L.-F. Céline », Evergreen Review [New York], vol. V, n° 19, juillet-août 1961, p. 102-107). J’en ai reçu le texte grâce à l’obligeance de correspondants étrangers, dont l’un est le révisionniste américain Michael Hoffman, un fervent célinien. Les portions qui n’avaient pas été traduites en français par H. Godard figurent ici entre crochets.
UN ENTRETIEN AVEC LOUIS-FERDINAND CELINE
[C’est un sentiment très étrange de rencontrer Céline. Céline le terrible ! Céline l’outragé ! Céline le maltraité ! Céline le Fou !
Céline vit à Meudon, en lisière de Paris. Il vit dans une maison à trois étages du XIXe siècle, en bois et en mortier, en compagnie de sa femme Lucette Almanzor et d’une bonne demi-douzaine de chiens, si j’ai bien compté. Sa femme, dit-il, est la propriétaire de la maison.]
– Je pensais que vous veniez demain… Je ne vous attendais pas… Je n’ai pas préparé… Je pensais demain… entrez, entrez.
[Ce furent ses premiers mots. Il s’adressa à sa femme en français, lui demandant de prendre mon manteau et de m’apporter une chaise. C’est un homme de grande taille mais voûté. Il se déplaça lentement, en traînant les pieds – comme s’il était trop faible pour faire autrement – vers l’autre côté d’une vaste pièce qui semblait tenir à la fois de cuisine, de salle à manger et de bureau. Il s’assit à une grande table ronde, poussant sur le côté, et allant même jusqu’à en renverser une partie sur le plancher, des piles de livres, de journaux et de magazines pour faire de la place afin que nous puissions discuter.]
– Que désirez-vous ? Que venez-vous faire ? Je ne veux pas de scandale ! J’en ai eu assez.
Quand je l’eus enfin apaisé, il s’installa plus confortablement sur son siège.
– Il y a beaucoup d’intérêt pour vous en Amérique, commençai-je.
Il balaya la remarque avec un soupir et un geste de la main.
– Quel intérêt ? Qui s’intéresse ? Les gens s’intéressent à Marlène Dietrich et aux assurances – c’est tout !
– Comment allez-vous, pratiquez-vous encore la médecine ?
– Non, plus maintenant. J’ai abandonné il y a six mois, je ne vais pas assez bien.
– Est-ce que les gens d’ici vous connaissent sous le nom de Céline ? [Le véritable nom de Céline est Louis-Ferdinand Destouches, et il est docteur en médecine.]
– Ils me connaissent bien pour être désagréables à ce propos.
[Il ne donna pas d’autre explication.]
– Que faites-vous la plupart du temps ?
– Je m’occupe toujours dans la maison… les chiens… J’ai des choses à faire… Je suis toujours occupé… Je ne vois personne… Je ne sors pas… Je suis occupé.
– Écrivez-vous ?
– Oui, oui, j’écris… Il faut que je vive, c’est pour ça que j’écris… Non ! Je hais ça. J’ai toujours haï ça… c’est la chose la plus terrible pour moi… Je n’ai jamais aimé ça, mais j’ai un don pour ça… ça ne m’intéresse pas le moins du monde, les choses que j’écris – mais il faut que je le fasse. C’est une torture, c’est le travail le plus pénible du monde.
[Son visage est anguleux, émacié et grisâtre ; et ses yeux sont terribles à regarder ; il était furieux à la pensée de devoir encore travailler.]
– J’ai presque 67 ans – en mai j’aurai 67 ans… Faire cette torture, le travail le plus pénible du monde…
Son dernier livre, Nord, a récemment été publié par Gallimard.
– Ça parle de la manière dont les Allemands ont souffert pendant la guerre. Personne n’a écrit sur ce sujet… Non ! Non ! vous êtes supposé ne pas mentionner ça, la manière dont ils ont souffert… restez tranquille… chut ! (Il met le doigt sur les lèvres.) Ce n’est pas bien de parler de ça… pas un mot… Non! seul l’autre côté a souffert ! Chut !
[Parmi les livres de Céline traduits en anglais figurent Mort à crédit, 1936, Voyage au bout de la nuit, 1932, et Guignol’s Band. Céline avait été accusé par de nombreuses personnes dignes de confiance d’avoir écrit des articles et des pamphlets incendiaires et antisémites pendant l’occupation allemande de la France. Ces écrits ont paru dans un certain nombre de journaux français et auraient été réimprimés par les Allemands pour une diffusion en Allemagne. Ses livres, cependant, ont été interdits dans l’Allemagne nazie. À la suite de ces accusations, il a été obligé de quitter son pays. Il est parti pour le Danemark, où il a vécu six ans, mais a passé deux de ces années dans une prison danoise.]
– Pourquoi êtes-vous allé au Danemark ?
– J’avais de l’argent là-bas. Je n’avais rien ici.
– Est-ce que vous avez été forcé de quitter la France ? Est-ce que le gouvernement vous a ordonné de partir ? Êtes-vous parti de votre propre initiative ?
– Ils ont mis mon appartement en pièces à Montparnasse [Montmartre].
– Qui ?
– Des fous, voilà qui c’est… ils ont déchiré tout ce que je possédais, tout ce que j’avais… J’étais à l’étranger à ce moment-là, avec ma femme ; quand nous sommes revenus, l’appartement était détruit… en ruines… tout avait été massacré… Je suis allé au Danemark.
[Quelques jours après mon entretien avec Céline, j’ai rencontré un ancien membre de la Résistance française qui s’est trouvé avoir pris part à la descente dont Céline avait parlé. Cet homme m’assura que si Céline avait été chez lui quand les auteurs de l’opération avaient frappé il aurait presque certainement été assassiné.]
– Est-ce que vous avez été emprisonné au Danemark ?
– J’étais criminel de guerre.
– Avez-vous été accusé de collaboration ?
– J’ai dit : criminel de guerre ! Est-ce que vous ne comprenez pas ? Criminel de guerre ! Je n’étais pas accusé de collaboration… J’étais criminel de guerre ! C’est clair !
– Vous étiez censé avoir écrit des choses contre les Juifs.
– Je n’ai rien écrit contre les Juifs… tout ce que j’ai dit, c’est que les Juifs étaient en train de nous pousser à la guerre, c’est tout. Ils avaient un compte à régler avec Hitler et ce n’était pas notre affaire, nous aurions dû ne pas nous mêler de ça. Les Juifs ont eu une guerre de lamentations pendant deux mille ans, et maintenant Hitler leur a donné d’autres lamentations. Je n’ai rien contre les Juifs… ce n’est pas logique de dire quoi que ce soit de bien ou de mal au sujet de cinq millions d’hommes.
[Ce fut la fin de la discussion sur ce sujet. Céline est rentré en France en 1950, après les six malheureuses années au Danemark.
Même lorsqu’il revint, de nombreuses protestations se firent entendre un peu partout dans la presse française et chez de nombreux responsables du gouvernement qui exigeaient qu’il fût davantage puni. Rien ne fut entrepris sur un plan officiel, mais, d’après les propres conclusions de Céline, ses voisins lui firent clairement comprendre ce qu’ils pensaient de lui.
Assis dans la cuisine de Céline, j’eus le sentiment, à l’observer et à l’écouter, que malgré tout ce qu’il disait, malgré son caractère bourru et son horreur affichée des contacts personnels, il était content que quelqu’un soit venu à lui, que quelqu’un l’écoute et lui pose des questions ; lui rappelle le passé, lui montre qu’il n’était pas oublié – les gens lisaient toujours Mort à crédit et Voyage au bout de la nuit.
On parlait de lui, en dépit de toutes les difficultés, des haines et de l’amertume qu’il suscitait chez beaucoup de gens.]
S’il y a encore en lui un esprit vivant, ce qui n’est pas certain, c’est l’esprit qui déclare : « Je sais ce que c’est que la musique… Je connais le ton juste… ils n’entendent rien… »
– Vous avez dit un jour que vous ne pouviez pas lire de livre moderne… qu’ils étaient morts-nés, pas finis, pas écrits… Lisez-vous quelque chose maintenant ?
– Je lis l’Encyclopédie et Punch, c’est tout. Punch n’est pas drôle. Ils essaient de l’être, mais ils ne le sont pas.
– Y a-t-il quelqu’un que vous considérez comme un écrivain de valeur aujourd’hui ? – Avant que j’aie pu suggérer aucun nom, il bondit : « Qui ? Hemingway ? C’est un faiseur, un amateur… les réalistes français du XIXe siècle sont cent fois meilleurs. » Et à toute vitesse il débita une litanie de noms d’écrivains français, si vite que je ne pus en saisir aucun. « Dos Passos avait un bon style. C’est tout. »
– Que pensez-vous de Camus ? demandai-je innocemment. « Camus ! » Je pensais qu’il allait m’envoyer le vase à la figure. « Camus ! » répétait-il, stupéfié. « Ce n’est rien… un moraliste… toujours en train de dire aux gens ce qui est bien, ce qui est mal, ce qu’ils devraient faire et ce qu’ils ne devraient pas faire… se marier, ne pas se marier… c’est l’Église qui doit faire ça… Il n’est rien ! »
Ensuite Céline évoqua de lui-même le romancier anglais Lawrence Durrell.
– Tout un livre sur la manière dont une fille embrasse, les différentes façons qu’elle a d’embrasser et ce que cela signifie… est-ce que c’est écrire ? Ça n’est pas écrire, ça n’est rien, du gâchis. Je n’ai jamais mis ça dans mes livres, mes livres sont du style, rien d’autre, juste du style. C’est la seule chose qu’il faut chercher en écrivant. Qui sait combien ont essayé de copier mon style… mais ils ne peuvent pas. Ils ne peuvent pas tenir pendant quatre cents pages, essayer, ils ne peuvent pas… c’est tout que j’ai, le style, rien d’autre. Il n’y a pas de messages dans mes livres, c’est l’affaire de l’Église. (Il soupira et fit un geste de la main, balayant tout cela.) Non, mes livres seront bientôt oubliés, ils ne signifient rien… les livres ne changent rien, ça ne veut rien dire… J’ai été tout : cow-boy en Amérique, trafiquant en boissons à Londres, escroc, tout en réalité. J’ai travaillé depuis l’âge de onze ans. Je connais tout ça… je connais le français… je peux écrire, c’est tout.
Écoutez les conversations dans la rue… ça n’a rien à voir avec les livres… c’est toujours : « Alors je lui ai dit… et il m’a répondu… et alors je lui ai dit. » Acteurs, c’est tout. Chacun veut des applaudissements… L’évêque dit : « Hier j’ai parlé devant deux mille personnes, demain je parlerai devant trois mille. » C’est la religion ! Regardez le pape – quand les gens voient le pape, ils ont envie de le manger ! Il est si gras ! – il mange trop, il boit trop – acteurs, voilà ce qu’ils sont !
Les gens s’intéressent aux assurances et à la bonne vie, c’est tout. Le sexe ! C’est pour ça qu’on se bat… chacun veut manger l’autre. C’est pour cela qu’ils redoutent les Noirs. Le Noir est fort ! Plein de force ! Il prendra le dessus. C’est pour cela qu’ils le redoutent… c’est le moment maintenant, ils sont trop nombreux, il montre ses muscles… le Blanc est effrayé… il est mou. Il a été trop longtemps tout en haut… l’odeur pue sur le toit, et le Noir, il la perçoit, il la sent, et il attend de prendre le dessus… ça ne sera plus long maintenant.
C’est l’époque du Jaune… le Noir et le Blanc vont se mélanger et le Jaune va dominer, c’est tout. C’est un fait biologique, quand le Noir et le Blanc se mélangent, c’est le Jaune qui sort gagnant c’est tout… dans deux cents ans quelqu’un regardera une statue d’homme blanc et demandera si quelque chose d’aussi bizarre a jamais existé… quelqu’un répondra : Non, ça doit être de la peinture. Voilà la réponse ! L’homme blanc est une chose du passé… il est déjà fini, éteint ! Quelque chose de nouveau va venir. Ils parlent tous ici, mais ils ne savent rien… qu’ils aillent là-bas et parlent ensuite… c’est une autre chanson là-bas, j’ai été en Afrique, je sais ce que c’est, ils sont forts, ils savent où ils vont… l’homme blanc s’est trop longtemps mis la tête sous l’aile, il a laissé l’Église le corrompre, tout le monde était pris… vous n’aviez pas le droit de dire quelque chose comme ça… le pape surveille, fais attention, ne dis rien ! Dieu interdit… Non, c’est un péché… tu vas être crucifié… reste tranquille… ne bouge pas, sois un bon chien… n’aboie pas… ne mords pas… voilà ta pâtée… ta gueule !
Ils n’ont rien en eux… ils sont comme des taureaux… pour les distraire, vous n’avez qu’à agiter quelque chose : des nichons, le patriotisme, l’Église… n’importe quoi en fait, ils sauteront. Il n’y a pas besoin de grand-chose, c’est facile… ils veulent toujours être distraits, rien n’a d’importance… la vie est très facile.
Pendant un temps qui me parut long, Céline ne dit rien. Finalement, je dis que je n’avais jamais rencontré de femme que ses livres n’aient pas rendue malade, elles ne peuvent jamais les finir.
– Bien sûr ! Bien sûr ! qu’est-ce que vous attendez… mes livres ne sont pas pour les femmes… elles ont leurs propres machins… le lit, l’argent… leurs propres petits jeux… mes livres ne sont pas de leurs trucs… elles savent y faire…
Non, je ne vois plus personne… oui, ma fille est en vie, elle vit à Paris, je ne la vois jamais. Elle a cinq enfants. Je ne les ai jamais vus. (Encore un long silence, puis :) Il n’y a pas de doute, je suis persécuté, je suis un lépreux. (Silence.) Vous ouvrez la porte et l’ennemi entre… (Silence.) Il faut que je vous quitte maintenant… il faut que j’écrive.
Il m’a accompagné jusqu’à la porte.
4 novembre 2009