Le 16 mai 1997, invité par Bernard Pivot sur France-2, l’abbé Pierre, une nouvelle fois, demandait publiquement pardon d’avoir apporté son soutien à Roger Garaudy, l’auteur des Mythes fondateurs de la politique israélienne. Il ajoutait en propres termes: « Je n’avais pas lu [le livre]. » Pourtant, dans une lettre du 18 juin 1996, destinée au Monde mais non publiée par le journal, il avait bel et bien écrit : « Pour moi, au monastère [de Praglia, en Italie], j’ai pu au calme lire et annoter le livre incriminé. » Il avait même ajouté qu’il n’avait « rien pu y trouver de blâmable.[1]»
Mémoire d’un croyant
Avec l’aide d’un certain Frédéric Lenoir, l’abbé Pierre vient de rédiger un livre intitulé Mémoire d’un croyant. Le mot de « Mémoire » est écrit au singulier. Ce croyant qu’est l’abbé Pierre a deux sujets d’admiration : Jésus-Christ et l’abbé Pierre. À la lecture de l’ouvrage on finit même par se demander si le second ne serait pas, en notre siècle, une réincarnation du premier. La qualité qu’il semble revendiquer avant toute autre est l’humilité. Parmi les peuples, celui pour lequel il affirme nourrir le plus d’admiration et d’affection est le peuple juif. Pendant la guerre, l’abbé Pierre a été un résistant ; il le répète à satiété ; le lecteur ne risque pas de l’oublier.
Sous l’œil d’une caméra ?
Il aime à plaire aux journalistes et il semble vivre sous l’œil d’une caméra. Il ne se quitte pas du regard. « Mon visage s’est illuminé », écrit-il en une circonstance.[2] En une autre circonstance, il nous raconte un naufrage près des côtes d’Argentine où il a failli perdre la vie. Du coup, nous confie-t-il, « un grand homme de presse, Pierre Lazareff » appelle le journaliste Philippe Labro pour lui dire : « Laisse tout tomber, saute dans le premier avion pour Buenos Aires et rapporte-nous un reportage monstre. On fera une pleine page avec des photos du naufrage : “L’abbé Pierre sauvé des flots !” » P. Labro s’exécute mais il sera frustré car il découvrira que, cédant à la modestie, l’abbé refuse de lui parler du passé et ne veut l’entretenir que de ses projets ; en revanche, P. Labro dira de l’abbé : «Il m’a fait une réponse inoubliable». Et l’abbé Pierre, toujours modeste, de rapporter dans son livre à la fois cette réponse et le commentaire élogieux, comme on le voit, du journaliste.[3]
Confidences
Dans le prologue de son livre, ses premiers mots sont pour dire merci aux juifs, ce peuple, écrit-il, qui, «par son livre saint, la Bible, m’a appris à croire en Dieu Unique, Juste et Miséricordieux».[4] L’adjectif de « Miséricordieux » ne saurait convenir au Dieu jaloux, colérique et vengeur de l’Ancien Testament.[5] Dans le premier chapitre, on voit l’abbé, pendant la guerre, franchir clandestinement la frontière suisse, «encordé», dit-il, « avec une douzaine de juifs traqués par la Gestapo », ou bien accueillant à Grenoble, chez lui, une nuit, deux juifs ; il écrit alors : « J’en ai fait dormir un sur mon matelas, l’autre sur mon sommier, et j’ai fini ma nuit sur un fauteuil. » On le voit encore retrouvant après la guerre le rabbin Sam Job qui, devant toute une assistance, rappelle à l’abbé : « [Dans la montagne] vous avez donné vos souliers [à un juif] et vous êtes rentré chez vous pieds nus dans la neige.[6]»
L’abbé Pierre a la franchise de reconnaître qu’il est emporté et qu’il a, au moins en une circonstance, « piqué une colère monstre ».[7] Il avoue qu’une accorte personne risque de lui émoustiller les sens ; parlant de Mlle Coutaz, « morte à 83 ans après m’avoir supporté trente-neuf ans », il écrit : « Elle avait treize ans de plus que moi, et on peut difficilement imaginer femme si peu tournée vers la séduction. Heureusement, car si j’avais eu une ravissante secrétaire de vingt ans, c’eût été un véritable supplice pendant ces trente-neuf ans de vie partagée ! »[8] Il ne cache pas l’horreur que lui inspirent Mgr Lefebvre et ses « fanatiques »[9] ou encore « un Le Pen ».[10] Quant à ce qu’il appelle « la montée préoccupante de l’extrême droite et des racismes », il nous avertit que « nous devons tout faire pour les combattre.»[11]
La tornade
À propos de l’affaire Garaudy-abbé Pierre qui, en 1996, allait s’achever sur la retraite précipitée du premier[12] et la rétractation totale du second, on ne trouve que ces quelques lignes :
Puis il y eut cette tornade du printemps 1996. J’ai tout entendu : “L’Abbé Pierre est antisémite, il est sénile, il est devenu lepéniste…” Depuis, j’ai retiré mes propos et demandé pardon. Au plus profond de moi, il y avait la douleur dont je savais que souffraient beaucoup de personnes auxquelles toute ma vie m’avait étroitement lié, en particulier mes frères juifs. Je crois aujourd’hui que ces tragiques malentendus provinrent du fait que, imprudent et trop hâtif, j’avais abordé dans un même document des questions de personnes, des questions politiques et des questions religieuses.[13]
Ni dans ce passage du livre, ni ailleurs, l’abbé Pierre ne nomme celui à qui il s’adressait, dans une lettre rendue publique, en l’appelant « Très cher Roger » et en le félicitant de son « étonnante et éclatante érudition, scrupuleuse ». Nulle part il n’évoque celui avec lequel il ne faisait qu’un, en cœur et en esprit, pour la vie.
Dans l’une des dernières pages du livre, les chambres à gaz nazies, sur l’existence desquelles R. Garaudy avait exprimé un fort scepticisme, sont évoquées dans les termes suivants : « La dictature nazie a provoqué cinquante millions de morts, avec toutes les atrocités que l’on sait : l’extermination des juifs, les chambres à gaz.[14]»
Conclusion et note
En conclusion, on peut, certes, admirer l’œuvre de l’abbé Pierre en faveur des déshérités mais, tout au long de sa vie, le personnage a beaucoup gardé du caractère de l’enfant gâté à qui, dès sa plus tendre jeunesse au sein d’une riche famille lyonnaise, on apprenait à faire la charité aux pauvres. Par ailleurs, il est capable de compassion mais seulement sous certaines conditions. Il a du cœur mais avec une tendance, comme le disait Gide au sujet de Guéhenno, à parler du cœur comme on parle du nez.
Terminons sur une note de cuistrerie. L’abbé nous explique avec satisfaction que le mot d’«enthousiasme» provient de deux mots grecs : « en », qui signifierait « un », et « theos », qui signifie « Dieu ». Il ajoute : « L’enthousiaste c’est l’homme qui devient un avec Dieu.[15]» L’erreur est étonnante : « en » signifie « dans » (le mot grec qui signifie « un » en français s’écrirait « hen »). Et, puisque nous en sommes à traiter d’étymologie, rappelons à notre érudit que « l’enthousiaste » est celui qui est animé d’un transport divin ou celui qui croit sentir un dieu en lui : telles les Bacchantes possédées par Dionysos ou tels ceux que possède Arès, le dieu de la guerre, ou encore le dieu Pan, l’enthousiaste s’imagine qu’un dieu l’habite. Henri Grouès devra, sur ce point, revoir sa copie et apprendre à distinguer « en » avec l’esprit doux (qui signifie « dans ») de « en » avec l’esprit rude (qui signifie « un ») : ce sera sa pénitence ou, comme on dit en hébreu, sa techouva.