Les satires, et non les pamphlets, de Céline

On a pris pour habitude de nommer « pamphlets » les quatre oeuvres de Céline qui portent pour titres Mea Culpa, Bagatelles pour un massacre [des Aryens], L’Ecole des cadavres [aryens] et Les Beaux Draps. Je suggère de remplacer le mot de « pamphlets » par celui de « satires ». Cette proposition, je l’avais avancée au colloque célinien de juillet 1978, organisé par Jean-Pierre Dauphin, et je l’ai renouvelée à la journée Céline d’octobre 2000, organisée par Marc Laudelout. Dans les deux cas, je ne l’ai fait que fortuitement et sans développer mes raisons. A la lecture du dernier Bulletin célinien, je découvre avec plaisir que j’ai peut-être convaincu M. Laudelout, lequel vient de glisser dans une incise : « les pamphlets… qu’on serait sans doute mieux inspiré d’appeler satires » (B.C., décembre 2000, p. 11).

Le pamphlet et la satire diffèrent d’abord par la dimension, puis par leur nature et, enfin, par la réputation que s’est acquise chacun de ces deux types d’expression littéraire. On va voir qu’une simple comparaison sous ces trois angles tend à prouver, dans le cas qui nous intéresse, que c’est le mot de «satires» qui s’impose pour ces écrits de Céline.

Par sa dimension, le pamphlet est plutôt bref tandis que la satire peut être longue. Dans Le Pamphlet des pamphlets, Paul-Louis Courier va jusqu’à dire que le pamphlet ne saurait dépasser la dimension d’une feuille ou deux ; de toute façon, le mot fait songer à de brefs écrits tels que les mazarinades, factums, brochures ou opuscules du folliculaire. La satire, elle, peut atteindre l’ample dimension de véritables recueils comme c’est le cas pour les Satires de Juvénal, la Satire (ou SatyreMénippée ou bien Les Châtiments de Victor Hugo [1]. Par leur dimension, les quatre oeuvres de Céline (sauf Mea Culpa, dont il sera traité plus loin) sont donc plus proches de la satire que du pamphlet.

Par nature, le pamphlet ne se fixe qu’une cible limitée; il est d’un trait, d’un jet; il est incisif et mordant. L’auteur d’un pamphlet peut l’avoir ni grand souffle ni fort appétit. La satire, elle, est volontiers riche, composite et elle exige plus de souffle et une plus forte nature; le mot lui-même s’est toujours ressenti de son origine latine où satira s’est d’abord dit d’une macédoine de légumes ou de fruits ou encore d’un ragoût de viandes qui vous rassasie; en un seul et même recueil, le satiriste pratiquera quelquefois le mélange des genres, allant du propos familier à la poésie lyrique ou épique en passant par la poésie descriptive ou l’épigramme. Dans la satire, « la Muse Indignation » paraît insatiable ; il arrive qu’elle se ménage des temps de repos, des récréations en quelque sorte, mais, soudain, on la voit repartir à l’attaque pour, à l’occasion, se faire visionnaire ou apocalyptique. Par leur nature, les quatre oeuvres de Céline, y compris Mea Culpa avec ses changements de ton, s’apparentent donc, une nouvelle fois, à la satire plutôt qu’au pamphlet.

Le pamphlet jouit souvent d’une fâcheuse réputation. Il peut être vil ou bas. Il n’a pas meilleure presse que la polémique et l’on peut dire que le pamphlétaire et le polémiste sont, par beaucoup, logés tous deux à la même enseigne. Littré précise que le mot « se prend souvent en mauvaise part » [2]. Dans son Dictionnaire des synonymes de la langue française (Larousse, 1971), René Bailly, à l’article «satire», écrit, lui aussi, que le mot de « pamphlet » « s’emploie d’ordinaire dans un sens défavorable ». Dire des quatre oeuvres de Céline qu’elles sont des pamphlets revient donc à leur choisir une dénomination péjorative. Ceux qui préfèrent ne prononcer aucun jugement de valeur et laisser à chaque lecteur le soin d’en décider par lui-même, seront, par conséquent, amenés à porter leur choix sur le mot de «satires».

Reste, me dira-t-on, le cas, par exemple, de la lettre « A l’agité du bocal ». Par sa dimension et par sa nature, il s’agit, pour le coup, d’un pamphlet mais, encore une fois à cause de la valeur dépréciative du mot, je lui préférerais celui de « libelle », qui est plus neutre et convient, comme c’est ici le cas, à un écrit de petite dimension.

Les prétendus pamphlets de Céline font l’objet de tant de contresens, jusque dans le titre de certains d’entre eux, qu’il faudrait en tout cas, pour commencer par le commencement, leur donner une plus juste dénomination et les appeler par leur nom, celui, comme on le voit, de « satires ».

26 décembre 2000

 

Le Bulletin célinien, de janvier 2001, numéro 216, p 18 et 19, signé Jessie Aitken.

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Notes

[1] L’auteur des Châtiments, revendiquant son appartenance à la lignée du satiriste latin, écrivait hardiment : « Juvénal, Juvénal, mon vieux lion classique ».
[2] « Littré le dit, qui ne se trompe jamais », écrit Céline en préambule de
Voyage au bout de la nuit. Un célinien pourrait-il nous recenser les quelques expressions choisies par Céline en personne pour désigner ses satires ou, si l’on veut, ses poèmes satiriques (« mes pamphlets » [dans une lettre à Jean Paulhan du 15 avril 1948], « mes poèmes », «mes poèmes historiques»)? Prenons garde cependant que ces expressions ne seraient pas nécessairement les plus adéquates puisque un auteur peut, pour diverses raisons (d’humeur, de circonstances, d’esthétique littéraire, de modestie vraie ou fausse), user de mots qui ne répondent pas toujours à sa pensée intime. Ainsi, quand tant de critiques nous vantent ce que Céline appelait sa « petite musique », on est en droit de se demander s’ils ne commettent pas une erreur car, en la circonstance, Céline pouvait penser, sans vouloir le dire, à sa « petite musique » certes mais aussi à sa «grande musique», celle qu’on entend, par exemple, à la fin des Beaux Draps ou dans Guignol’s Band, Nord et Rigodon. Céline devait bien avoir conscience de ses talents en matière de « grande musique » mais il ne lui appartenait pas de le dire lui-même. Dans le même ordre d’idées, rappelons-nous la magistrale ouverture de Bagatelles où, se moquant de lui-même, il empruntait le ton de la gouaille pour se dire « un raffiné ». Il voulait dire par là, en particulier aux balourds le prenant pour un grossier personnage, qu’il était «raffiné». Il faut toujours se méfier du « biseauté spécial » célinien.