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Baudelaire, le constance, l’opium et le nuits (avec deux additions de 2009)

Dans un article portant sur le constance, vin d’Afrique du Sud cher à Napoléon, Frédéric Chambon, cherchant à citer et à expliquer deux vers de Baudelaire, se trouve commettre non seulement des négligences de simple transcription mais aussi des contresens sur la signification du texte (« Résurrection à Constantia », Le Monde13-14 août 2000, p. 8). Il écrit en effet :

Charles Baudelaire, dans Les Fleurs du mal, compare les charmes de l’être aimé aux plaisirs de la nuit et du vin de Constance : « Je préfère au Constance, à l’opium, aux nuits, l’élixir de ta bouche où l’amour se pavane. » [Noter charmes, puis, dans le premier vers : Constance et aux nuits.]

L’auteur de l’article aurait dû, à tout le moins, écrire :

Charles Baudelaire, dans Les Fleurs du mal, compare l’élixir des baisers de l’être aimé aux délices du constance et du nuits : « Je préfère au constance, à l’opium, au nuits / L’élixir de ta bouche où l’amour se pavane. » [Noter baisers, puis, dans le premier vers : constance et au nuits.]

Des négligences de transcription

La principale négligence de transcription a consisté à écrire « aux nuits » avec l’article au pluriel comme s’il s’était agi des nuits par opposition aux jours : en fait, Baudelaire avait écrit «au nuits» avec l’article au singulier car il s’agissait d’un bourgogne comme, par exemple, le nuits-saint-georges. En pareil cas, les noms de vins s’écrivent avec une minuscule, ce que savait le poète mais que semble ignorer l’auteur de l’article, lequel a commis une autre négligence de transcription en mettant, dans le corps de la citation, une majuscule à « Constance ». (On pourrait lui reprocher deux autres négligences de moindre importance : il ne fallait pas de virgule après « nuits » et il convenait, comme le requiert le bon usage observé d’habitude par Le Mondede marquer la séparation des alexandrins au moyen d’une barre transversale suivie, pour la première lettre, d’une majuscule).

Des contresens. Retour au sens précis et cru

S’ensuit un grave contresens sur la signification du texte. Baudelaire n’a donc pas évoqué les «plaisirs de la nuit» mais la volupté ou l’ivresse que lui procuraient, d’une part, ces deux vins précieux que sont, pour lui, le constance et le nuits et, d’autre part, l’opium (sous la forme d’un vin opiacé ?). Le journaliste commet un second contresens, qui est de moindre gravité, quand il affirme que le poète évoque « les charmes de l’être aimé », ce qui est vague et prête à confusion. En réalité, le poète se montre d’une précision qui va jusqu’à la crudité, mais une crudité voilée. Il se cantonne à des ivresses qui, toutes, lui sont procurées par un élément liquide. Ici, il s’agit de la salive de sa belle, non dans le baiser mais dans la fellation. Car c’est alors que cette salive, véritable philtre, vous transforme magiquement un homme et permet à « l’amour » de ce dernier de prendre sa pleine expression, de se brandir et de « se pavaner ». La magicienne au philtre enivrant, exaltant et libératoire est décrite, dans le titre du poème d’où sont extraits ces deux vers, comme une amante parfois lasse de l’amour mais jamais assouvie (« Sed non satiata »).

N.B. : On articulera « o-pi-um » ; faute de respecter la diérèse, le vers est faux.

 

Addition du 19 juillet 2009

Retrouvant cette explication qui date de neuf ans, je m’avise de ce que j’aurais dû reproduire l’intégralité du sonnet. Voici donc, dans sa totalité, le poème XXVII des Fleurs du mal.

Sed non satiata

Bizarre déité, brune comme les nuits,
Au parfum mélangé de musc et de havane,
Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane,
Sorcière au flanc d’ébène, enfant des noirs minuits,

Je préfère au constance, à l’opium, au nuits,
L’élixir de ta bouche où l’amour se pavane ;
Quand vers toi mes désirs partent en caravane,
Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.

Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,
Ô démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme ;
Je ne suis pas le Styx pour t’embrasser neuf fois,

Hélas ! et je ne puis, Mégère libertine,
Pour briser ton courage et te mettre aux abois
Dans l’enfer de ton lit devenir Proserpine !


« Et lassata viris necdum satiata recessit » (Et, épuisée d’hommes mais non assouvie, elle avait l’habitude de se retirer [au petit matin, de ses lieux de débauche nocturne] », écrit Juvénal à propos de Messaline, épouse de l’empereur Claude. Baudelaire, quant à lui, ne peut «embrasser» sa noire Messaline autant de fois qu’il le faudrait pour qu’elle s’en trouve rassasiée. Le sonnet où il évoque tant d’ardeurs prend fin sur un calembour familier aux oreilles françaises ; Proserpine, la sage épouse de Pluton, en fait ici les frais. Un carabin, par exemple, ne manquera pas de se rappeler à cette occasion « la salade mythologique » où, bien après Baudelaire, se lit entre autres joyeusetés : « J’en Tircis. C’est Baucis. Mais je ne puis qu’Alexis car Télémaque. Que Cérès si Japhet Proserpine ! Ménélas Junon Neptune ! ». – Le malheureux Ernest Pinard, substitut du procureur impérial, est connu pour avoir requis contre Flaubert, Baudelaire, Sue et Rochefort. En un sobre réquisitoire contre l’auteur des Fleurs du mal, il avait refusé de retenir le délit d’outrage à la religion et retenu seulement celui d’offense à la morale publique. À ce titre il avait notamment cité « La mégère libertine qui verse trop de flammes et qu’on ne peut, comme le Styx, embrasser neuf fois ». Sa réputation est aujourd’hui exécrable, mais E. Pinard était plus fin lettré et peut-être plus indépendant du pouvoir que ne le sont aujourd’hui, dans l’ensemble, les représentants, à Paris et en province, du ministère public. Les derniers mots qu’en la circonstance il adressait aux juges tendent à prouver que l’homme était en tout cas moins obtus qu’on ne se plaît à le dire: « Soyez indulgents pour Baudelaire, qui est une nature inquiète et sans équilibre. Soyez-le pour les imprimeurs, qui se mettent à couvert derrière l’auteur. Mais donnez, en condamnant au moins certaines pièces du livre, un avertissement devenu nécessaire. » Aujourd’hui, procureurs et substituts, qui sont en charge des affaires dites de presse, fulminent l’anathème dès lors, par exemple, qu’un auteur leur semble porter ombrage à notre religion officielle, celle, pour ne pas la nommer, de la Shoah.

Addition du 1er octobre 2009

Nadar (1820-1910) et Baudelaire (1821-1867) étaient amis. Nadar nous assure qu’en dépit de la réputation qui lui a été faite (et de ce qu’on croit savoir de sa relation avec Jeanne Duval), Baudelaire est resté vierge jusqu’à la fin de ses jours. Dans un récit détaillé intitulé « Charles Baudelaire Intime : le poète vierge » Nadar nous révèle que, « farouche comme l’Hippolyte de Phèdre », son ami Baudelaire, au souvenir duquel il est resté attaché, se complaisait parfois à de ces gravelures qui ne sauraient surprendre chez un homme cruellement privé du réel commerce des femmes. À ce titre il attribue au poète un texte intitulé « Clergeon aux Enfers ». 

De son vrai nom, nous explique-t-il, Clergeon s’appelait Songeon. Fils du baron Songeon, qui fut général du premier Empire, le personnage, nous dit-il, est « mort président du conseil municipal de Paris et même sénateur dans le fauteuil de Victor Hugo ». Vérification faite, il a existé un Jacques Songeon [1818-1889] qui correspond trait pour trait à ce qu’en rapporte Nadar.

Dans ses jeunes années, collé aux basques de ses compagnons, l’homme était un bavard impénitent. Le prenant pour cible, Baudelaire avait imaginé une facétie où l’on retrouvait « Clergeon » en train de pérorer aux Enfers, puis d’éborgner Proserpine avec sa p… C’est, bien sûr, en latin que, bravant l’honnêteté, Nadar nous rapporte le fait : « il se jette sur elle et ejus in oculum penem suum inpingit ». Quittant précipitamment l’épouse de Pluton, Clergeon est convaincu de l’avoir foutue.

Pour plus de détails sur « Clergeon aux Enfers » il suffit aujourd’hui de consulter le site litteratura.com.

 

Notes : Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire tient sur le compte des femmes ou des jeunes filles des propos qui semblent inspirés par le refoulement et la fixation sexuels. Il écrit « La femme est le contraire du Dandy. Donc elle doit faire horreur. […] Elle est en rut et elle veut être foutue. [… Elle est] naturelle et donc abominable. Toujours vulgaire ». Il ajoute : « Il y a dans la jeune fille toute l’abjection du voyou et du collégien » (Baudelaire, Œuvres complètes, tome I, édition Claude Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 677, 698). Par contraste, son ami Félix Tournachon, dit Nadar, l’étonnait par une virilité qui le rendait jaloux : « Nadar, c’est la plus étonnante expression de vitalité. Adrien me disait que son frère Félix avait tous les viscères en double. J’ai été jaloux de lui à le voir si bien réussir dans tout ce qui n’est pas l’abstrait » (p. 698). Par ailleurs, on notera que, dans ses Aphorismes, il écrit : « La pédérastie est le seul lien qui rattache la magistrature à l’humanité » (p. 710).

Deux curiosités en passant : 1) Pierre Guillain de Bénouville (1914-2001) a publié chez Grasset, en 1936, Baudelaire le trop chrétien ; l’auteur deviendra « grand résistant », général de brigade et administrateur de la société [Bloch-] Dassault-Bréguet ; 2) Claude Pichois, quant à lui, avant de devenir professeur à la Sorbonne et spécialiste, reconnu dans le monde entier, de la vie et de l’œuvre de Charles Baudelaire, aurait, à la fin de la guerre, combattu sur le front de l’Est aux côtés des Allemands ; je tiens le renseignement de J.-J. P…, son ancien condisciple du Lycée Carnot de Paris et lui-même ancien Waffen-SS, toujours en vie. Les deux jeunes gens auraient été condamnés par la justice épuratoire de Paris à des peines relativement légères.

13 août 2000 (+ 19 juillet 2009 + 1er octobre 2009)