Qui a bombardé Montluçon le 19 juin 1940 ?
Le 19 juin 1940, peu avant midi, une formation aérienne, probablement constituée de neuf appareils, bombarde Montluçon (Allier). Le nombre des victimes s’élève à 81 morts et une soixantaine de blessés : uniquement des civils. Instantanément, la rumeur attribue cette action à l’aviation italienne. Les avions, dit-on, venaient de l’Est et portaient des cocardes aux couleurs de l’Italie. Les « macaronis » (sic), qui, neuf jours auparavant, étaient entrés en guerre contre une armée française en pleine déroute devant l’offensive allemande, avaient délibérément entrepris de tuer des civils français. Telle, du moins, fut la conviction générale.
Pendant un demi-siècle, la rumeur est restée vivace. Aujourd’hui encore elle conserve quelque crédit auprès de Montluçonnais et d’habitants de la région.
Cependant, des chercheurs ont voulu aller y voir de près. Entreprenant un travail de révision de l’histoire, ils ont conclu de leurs recherches que ce bombardement ne pouvait manifestement pas être porté au compte des Italiens. Mais il restait à savoir qui étaient les responsables.
La réponse d’Alain Bisson[1], qui a mené une enquête dans toutes les directions possibles, est que ce bombardement doit être imputé à une formation de la Luftwaffe qui a cherché à atteindre la gare de Montluçon, des usines et une caserne (où se trouvaient 2 500 soldats français) mais les cibles ont été manquées ou à peine touchées et c’est ainsi qu’environ 150 civils ont été tués ou blessés.
Parmi ces tués, la propre mère de l’auteur, morte sous les yeux de son fils, alors âgé de six ans.
A. Bisson commence par récuser un à un les arguments de l’accusation portée contre les Italiens, puis il énumère un certain nombre de faits qu’on a ignorés ou passés sous silence; continuant son enquête, il découvre que les vrais responsables de ce bombardement ont été des Allemands. Il ajoute que ces derniers ne semblent pas avoir cherché à tuer des civils (comme le feront plus tard les Anglo-Américains qui s’acharneront à multiplier les bombardements de terreur de la population civile allemande ou les mitraillages des civils allemands), mais ont manqué ou à peine touché les cibles d’intérêt stratégique ou militaire qu’ils s’étaient fixées.
Réfutation de l’accusation portée contre les Italiens
- « Ces avions venaient de l’Est. » A. Bisson prouve que cet argument de l’accusation est sans valeur. Il écrit :
Les pilotes allemands passaient la Loire à haute altitude et, pour avoir le soleil dans le dos, revenaient de l’est, du sud-est ou du sud pour attaquer leurs objectifs et repartir à vide vers leur base du nord (p. 36, n. 1).
- « Basés en Italie du Nord, les avions italiens pouvaient procéder à des bombardements au sud de la Loire. » A. Bisson affirme que les deux types de bombardiers en usage dans l’aviation italienne étaient basés soit dans le centre de l’Italie, soit à Milan ; les premiers n’ont pu être utilisés que dans le sud de la France tandis que les seconds n’auraient pas pu, le 19 juin 1940, franchir les Alpes avec leur charge de guerre, compte tenu des mauvaises conditions météorologiques qui régnaient alors dans le secteur considéré (p. 65).
- « Ces avions portaient sous l’aile la cocarde aux couleurs italiennes : vert, blanc, rouge. » A. Bisson rappelle que les avions italiens
portaient trois haches de licteurs disposées parallèlement dans un cercle noir sur fond blanc ou blanches sur fond noir. Seule la dérive verticale était peinte avec la Croix de Savoie et les couleurs vert, blanc, rouge, difficilement visibles pour un témoin au sol (p. 57; croquis p. 63, 65).
Faits ignorés ou passés sous silence
L’auteur rappelle que les témoignages ne suffisent pas. Il faut des preuves. Les meilleures preuves sont d’ordre matériel. Or, aucune enquête ne semble avoir été entreprise afin de découvrir des preuves matérielles. Un rapport de gendarmerie, en date du 25 juin 1940, commence ainsi :
Le 19 juin 1940 à onze heures 40, neuf avions de nationalité italienne allant de l’Est à l’Ouest ont survolé et bombardé la partie Nord-Ouest de la ville de Montluçon (doc. reproduit p. 61).
L’adjudant-chef de gendarmerie, auteur dudit rapport, n’indique pas pour quelle raison il attribue à ces avions la nationalité italienne.
Des bombes n’avaient pas éclaté. Le 9 août 1940, elles seront détruites par le service d’artillerie de la garnison française de Montluçon. En un premier temps, A. Bisson n’a pu trouver de photographies ou de documents permettant d’identifier la provenance de ces bombes.
En revanche, il a découvert, dans les archives militaires françaises, un document qui laisse à penser que l’aviation italienne n’a pas bombardé Montluçon le 19 juin 1940. Il s’agit d’un « Extrait du journal de marches de la zone d’opérations aériennes des Alpes », partie intégrante d’un document français intitulé : « Les opérations de l’aviation italienne et de l’aviation française du 10 juin au 25 juin 1940. » Or, à la date du 19 juin, on n’y relève, en fait d’opérations italiennes, que de très légers bombardements en quatre points… de Corse. Détail important pour la thèse d’A. Bisson, le document spécifie :
Le mauvais temps (pluie violente et continue) détrempe les terrains et entrave les opérations aériennes (p. 95).
Dès le 28 octobre 1942 les Italiens avaient, pour leur défense, formulé d’excellents arguments contre la thèse de l’accusation. Le journal clandestin Italie libre, hebdomadaire des Italiens en France, paraissant à Paris et d’inspiration antifasciste, avait publié un article traitant du sujet. Dans sa livraison du 7 décembre 1944, un hebdomadaire de Rome, Giornale dell’Aviatore, avait titré en première page :
Gli Aviatori Italiani
in Francia nel 1940.
Un articolo di un giornale di Parigi.
Una leggenda da sfatare – Precisazioni.
(Les aviateurs italiens en France en 1940. Un article d’un journal [italien] de Paris. Une légende à détruire – Des précisions.)
A. Bisson nous livre, en traduction française, l’intégralité de ce long article (p. 84-88) datant, répétons-le, de 1942 et reproduit en 1944.
Le 22 avril 1994 l’attaché de l’air de l’ambassade d’Italie à Paris répond à A. Bisson:
La Regia Aeronautica pendant la brève campagne de France (10-24 juin 1940) a effectué des missions de guerre [seulement] dans la zone comprise entre la chaîne des Alpes et la Vallée du Rhône (p. 82).
Affirmation identique dans le livre du commandant italien Giancarlo Garello, ancien officier pilote de la Marine, intitulé Regia Aeronautica e Armée de l’Air, 1940-1943 (Bizzarri, Rome 1975), récit que relate A. Bisson (p. 97).
Affirmation confirmée par un communiqué de guerre italien, dont la source est omise et qui porte la date du 19 juin 1940 :
Notre aviation a attaqué des bases aériennes ennemies [c’est-à‑dire françaises], incendiant trois appareils (p. 98).
A. Bisson reproduit, enfin, un document de poids : celui d’une carte de France où Allemands et Italiens ont clairement délimité pour leurs aviations respectives les zones opérationnelles de chacun. Montluçon est située dans la zone d’intervention de la Luftwaffe (p. 99, 101).
Les bombardiers étaient allemands et avaient
manqué leurs cibles
Au terme de l’enquête, l’auteur a pu déterminer avec précision, grâce au concours d’archivistes et de spécialistes allemands, que, le 19 juin 1940, c’était la Luftwaffe et non l’aviation italienne qui avait bombardé Montluçon (et sa région).
Aux pages 187-197 figure, avec sa traduction, un long document émanant du commandant de la Luftwaffe : État-Major 1c, Quartier général, communiqué n° 288 du 20 juin 1940 à 10 h (heure allemande). Ce document énumère les activités de combat du 19 juin et de la nuit du 19 au 20 juin. Il y est précisé que troupes françaises et réseaux routiers sont l’objet de puissantes attaques continues dans la région de « Tours, Poitiers, Angoulême, Limoges, Montluçon et Bourges » (p. 189).
C’est l’escadrille de combat 53 (Kampfgeschwader 53) appartenant au groupe III qui s’est vu affecter une zone de combat comprenant Montluçon (p. 195). Il s’agissait d’une escadrille portant l’insigne de la Légion Condor (ici, pour le groupe III, sur fond noir une bombe rouge dotée d’ailes stylisées blanches) (p. 199). Une quinzaine de bombes de 50 kg furent larguées. Ces bombes, ainsi qu’on l’a vu, n’explosèrent pas toutes mais firent tout de même environ 150 victimes civiles (sans compter les destructions d’habitations). Les avions étaient des Heinkel 111. À ce sujet, A. Bisson écrit :
Si on relit les historiques des escadrilles dotées de Heinkel 111, on constate que les aviateurs se plaignent tous des importantes faiblesses techniques que présente le viseur de cet avion : « Il était si peu précis qu’au cours de missions contre les bateaux, pratiquement toutes les bombes rataient leur cible » (p. 243).
La partie la plus convaincante de l’enquête menée par A. Bisson concerne les rares éléments matériels qu’il a pu réunir et soumettre à des techniciens : essentiellement une attache de bombe, un morceau d’ailette de bombe, une photographie de démineur auprès d’une bombe (p. 201-221). La conclusion est formelle : les bombes du 19 juin 1940 étaient allemandes ; il est probable qu’ont été utilisées les variétés « SC 50 » et « Brand C50A » et il est sûr qu’on a employé la variété « SD 50 » (p. 214), dont A. Bisson a retrouvé quelques fragments où l’on peut voir les traces de la peinture rouge caractéristique de cette variété (p. 213).
Portée de la découverte et réflexions de l’auteur
La portée de la découverte est à souligner : en étudiant le seul cas de Montluçon et de quelques autres villes ou bourgades de la région, A. Bisson a démontré que toutes les histoires de bombardements italiens au sud de la Loire, hormis la Corse et la zone située à l’est du Rhône, sont de pures fictions.
Quant à ses réflexions, elles sont celles d’un homme qui conteste la notion même de « guerre juste ». En épigraphe de son livre il cite l’Américain Henry Miller : « La guerre est meurtre, que les justes et les gens de bien chantent ou non ses louanges. » On se demande, en effet, comment le fait de massacrer ou de mutiler peut servir une cause dite « juste ». Il rend hommage, parmi ceux qui l’ont aidé dans ses recherches, à « des hommes d’une probité intellectuelle exemplaire qui voulaient que la Vérité historique, quelle qu’elle puisse être, ne soit ni fardée, ni trahie » (p. 12).
La puissance de la rumeur, de « sa cousine, la calomnie » et de la fausse information le consterne (p. 251). Il cite Jean Baudrillard : « Contrairement à la vérité, la crédulité n’a pas de limites. »
A. Bisson aurait pu invoquer La Fontaine : « L’homme est de glace aux vérités, / Il est de feu pour les mensonges. » Il aurait également pu évoquer, ne fût-ce qu’en passant, cent autres bobards de la seconde guerre mondiale. Il s’en est abstenu. Il a bien fait. Par les temps qui courent on n’est jamais trop prudent.
Peut-être se trouvera-t-il des lecteurs pour penser : «Responsabilité italienne ou allemande, quelle différence ? Tuerie délibérée ou erreur tragique, quelle importance?»
À quoi l’on répondra qu’il existe, en effet, des esprits indifférents à l’exactitude, et donc à la justice.
Ce n’est pas une critique. C’est un constat.
Additif
Sous un nom de plume, j’ai soumis à A. Bisson un projet de compte rendu de son livre et lui ai demandé ses critiques et suggestions. Il m’a répondu dans les plus brefs délais, ce dont je le remercie. Pour la rédaction définitive de la présente recension, j’ai largement tenu compte de ses remarques.
Par ailleurs, il m’a confirmé, avec de nouvelles précisions, que, contrairement à ce que certains ont pu affirmer, les avions italiens étaient techniquement en mesure, partant de Turin ou de Milan, de venir bombarder Montluçon. La distance entre, d’une part, ces deux villes d’Italie du Nord et, d’autre part, Montluçon est respectivement d’environ 480 km et 400 km. Or, les fiches techniques consultées par A. Bisson indiquaient, pour le bombardier BR 20 Fiat « Cigogna », une autonomie de vol de 2 400 km (sinon 3 000 km selon certaines fiches) avec un rayon d’action de 1 000 à 1 100 km ; pour le Savoia-Marchetti SM 79, l’autonomie de vol indiquée était de 2 000 km avec un rayon d’action de 800 à 900 km. À l’époque considérée, c’est-à‑dire vers le 19 juin 1940, les conditions météorologiques n’ont pas permis, pendant plusieurs jours, la sortie de bombardiers de la Regia Aeronautica.
A. Bisson m’a confirmé que, pour lui, la Luftwaffe avait des objectifs d’intérêt militaire ainsi que l’atteste une déclaration, après guerre, du maréchal Kesselring. Il n’exclut pas pour autant que des aviateurs allemands aient pu prendre l’initiative d’attaquer des colonnes où se trouvaient mêlés soldats et civils français. Il cite l’exemple de bourgades de la région de Montluçon comme Gouzon ou Chénerailles qui ont été mitraillées alors qu’elles ne présentaient, du point de vue de l’auteur, aucun intérêt stratégique.
A. Bisson me dit qu’il a consulté deux spécialistes du déminage, qui lui ont confirmé qu’on n’a jamais mis au jour, au sud de la Loire (et, je suppose, à l’ouest du Rhône), des débris d’avions italiens ou des vestiges matériels de la Regia Aeronautica remontant à la période 1939-1945.
A. Bisson a, depuis longtemps, entrepris des démarches afin que toutes les victimes, sans exception, du bombardement du 19 juin 1940 reçoivent la mention « Mort pour la France ». Il espère que satisfaction lui sera donnée pour le 19 juin 1999.
N.d.l.R. : On rappellera que le mythe des bombardements italiens a récemment fait l’objet d’une étude de Sylvain S. Salvini, « Le mythe de l’aviation italienne en France sur les routes de l’exode en janvier 1940 : la solution de l’énigme », La Vieille Taupe, n° 9, automne 1997, 160 p.
4 juin 1999
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[1] Alain Bisson, 19 juin 1940 / Bombardement de Montluçon et autres villes au sud de la Loire / La fin d’un mythe ou l’histoire d’une rumeur et d’une recherche, Cercle archéologique de Montluçon [25, rue des Faucheroux, 03100 Montluçon], Études archéologiques, nouvelle série, n° 2, année 1997 (4e trimestre), 261 p., 21 x 29,7 cm, illustrations ; prix : 170 F.