Quelques réflexions à propos de la thèse d’Henri Roques et de son édition critique des “confessions” de Kurt Gerstein*

Il faut relire :

– Manuel de critique verbale appliquée aux textes latins, de Louis Havet, Hachette, 1911, un fort volume de XIV-481 pages ;

– L’Histoire et ses méthodesEncyclopédie de la Pléiade, volume publié sous la direction de Charles Samaran, Gallimard, 1961, XVIII-1774 p.

L. Havet parle d’une « pathologie des textes ». Il veut dire que les textes souffrent généralement de toutes sortes de maladies et de transformations abusives entre le moment où ils sont rédigés ou publiés à l’origine et le moment où ils nous parviennent. Tout le monde sait cela chez les universitaires d’aujourd’hui mais tout le monde n’agit pas en conséquence. Même d’éminents spécialistes en arrivent à commettre l’erreur de gloser sur des textes qu’ils n’ont pas vraiment pris la peine d’établir avec scrupules. Jean Richer a édité dans la collection de la « Bibliothèque de la Pléiade » dix-sept sonnets de Nerval connus sous le titre de Chimères (titre d’origine) et sous le titre d’Autres Chimères (titre inventé) ; il s’est apparemment soucié de bien établir ces textes ; c’est ce que laisse croire l’apparat critique ; en réalité, il a commis environ cent fautes ; la plupart sont bénignes ; quelques-unes sont graves. J. Richer a édifié une construction quasi philosophique sur le nom de George Sand. Une reproduction dactylographiée donnait avec deux fautes d’orthographe : « À Geo ges Sand ». Il en a conclu que Nerval voulait ainsi affirmer «la prédominance de la terre» dans un nom où pouvaient se lire, d’une part, « Geo » qui, en grec, signifie « terre » et, d’autre part, « Sand » qui, dans les langues germaniques, veut dire « sable ». En réalité, le malheur veut que, si la copie dactylographiée présente entre l’o et le g un très léger espacement que, sans en avertir le lecteur, J. Richer a cru devoir noter par un tiret, cet espacement n’est dû, ainsi qu’en témoigne le reste du texte, qu’à un défaut de la machine à écrire où l’o est toujours décalé sur sa gauche.

Philippe Pinel avait inscrit en marge d’une épreuve d’imprimerie : « Il faut guillemeter avec soin tous les alinéas » et l’imprimeur imprima dans le texte même de l’article de Pinel : « Il faut guillotiner avec soin tous les aliénés.[2] »

À intervalles réguliers, on découvre que des textes qui paraissent avoir été établis pour toujours nous ont été transmis avec de graves erreurs de lecture. Lucrèce, poète latin du Ier siècle avant Jésus-Christ, auteur du De rerum natura, exposé didactique et lyrique du système d’Épicure, a fait l’objet d’innombrables commentaires. Or, en 1978 paraissait aux éditions de Minuit un livre intitulé La Raison de Lucrèce écrit par Mayotte Bollack. S’il faut en croire un compte rendu de Christian Delacampagne[2], une équipe de latinistes de l’Université de Lille-III, parmi lesquels Mayotte Bollack, a découvert un nombre stupéfiant d’erreurs dans les textes de Lucrèce, tels qu’ils nous avaient été jusqu’ici livrés. Il y avait d’abord eu les erreurs des copistes médiévaux ; puis, celles des commentateurs de la Renaissance ; enfin, les corrections, rarement bien inspirées, des philologues du XIXe et du XXe siècle :

Chaque fois qu’un érudit ne comprenait pas le sens d’un vers, il en modifiait le texte ; et, pour se justifier, les glossateurs forgeaient toutes sortes de légendes sur le poète latin : tantôt on disait que Lucrèce était fou, tantôt que son œuvre était inachevée ou qu’elle avait été remaniée par d’autres. […] 

Si ces latinistes ont raison, le cas de Lucrèce serait tout de même exceptionnel. Les pages comporteraient seulement quelques lignes du texte de Lucrèce et une foule d’annotations en bas de page sur les différentes variantes et explications jusqu’ici données par les scoliastes ou les commentateurs. Pour reprendre une expression du journaliste du Monde, dans cette édition «l’appareil critique semble dévorer le texte», ce qui est une sorte d’anomalie pathologique. Dans le cas des « confessions » de Gerstein, nous avons affaire à une curiosité encore plus aberrante. Ce n’est plus de la pathologie, c’est une production tératologique. Un éditeur qui voudrait éditer les textes de Gerstein comme on édite Homère ou Virgile aurait à résoudre de difficiles problèmes typographiques. À supposer qu’on prenne pour texte de référence le document PS-1553, l’appareil critique occuperait tant de place que, parfois, une seule ligne du texte nécessiterait, dans le format habituel de l’édition Budé, plus d’une page de variantes. Cela s’explique en partie, mais seulement en partie, par le fait que les textes de Gerstein sont écrits non pas en une seule langue, mais en deux langues : l’allemand et le français. En outre, Gerstein maîtrise mal le français et, par conséquent, plus il écrit de textes en français, plus le nombre de fautes – et donc, de variantes – s’accroît nécessairement. Toutefois, le nombre exorbitant des variantes et le caractère souvent contradictoire de celles-ci trouvent leur explication dans des raisons beaucoup plus graves : Gerstein ne paraît pas avoir eu tous ses esprits et il ne semble pas avoir vu ce qu’il décrit ; il fabule ; ni la raison, ni les faits ne sont là pour lui tracer une voie.

Enfin, et c’est là le point le plus déconcertant de l’histoire de ses textes, Léon Poliakov et les imitateurs de ce dernier se sont délibérément livrés à des manipulations et à des fabrications. En quelques années et non pas en l’espace de plusieurs siècles, il s’est ainsi constitué un texte qui est entré dans l’histoire sous le nom de « document Gerstein ». Ce « document » devrait figurer en bonne place dans tous les manuels de textologie. L’École des Chartes devrait l’accueillir comme un spécimen tératologique de l’histoire des textes et documents. Le «document Gerstein» ne manque certes pas d’intérêt pédagogique : il enseigne ce qu’est le dérangement de l’esprit chez son auteur et ce qu’est l’absence de scrupule scientifique chez les commentateurs ; il enseigne donc, à sa façon, ce que peut être chez un auteur la cohérence de l’esprit et ce que doit être chez les commentateurs la recherche de l’exactitude scientifique.

L’historien du XXe siècle retiendra que ce document a servi de pièce principale dans l’édification du mythe monstrueux des chambres à gaz et que des historiens, des chercheurs, des hommes de sciences l’ont cautionné de toute leur autorité. En France, le Centre national de la recherche scientifique a sa part de responsabilité dans la promotion de ce « document ». Par ailleurs, c’est un haut magistrat français – le procureur Charles Dubost, à Nuremberg – qui a attaché son nom au lancement de ce produit, trouvé dans les archives américaines, mais dont le procureur américain ne voulait pas entendre parler. Par la suite, le « document Gerstein », sous les formes les plus diverses, a eu cours forcé. Cent historiens, cent magistrats à travers le monde y ont eu recours tout comme dans les siècles passés leurs prédécesseurs avaient eu recours à des textes sacrés ou profanes dont personne n’avait songé jusqu’à l’époque moderne à vérifier la forme et le contenu.

Le contenu du « document Gerstein » est monstrueux et la forme, ici, se trouve correspondre au contenu : elle est monstrueuse. Louis Havet, dans son manuel de critique verbale appliquée aux textes latins, parlait, ainsi qu’on l’a vu de « pathologie des textes ». Dans le cas du « document Gerstein », cette pathologie est celle du cancer. Voici, dans le Dictionnaire en trois volumes de Larousse (1965), la description du tissu cancéreux ; quiconque s’est plongé dans l’étude du «document Gerstein» croira à une description dudit document :

Le tissu […] est formé par des divisions cellulaires anormales, qui lui confèrent une structure anarchique où aucune régularité de disposition ni de rapports n’existe plus. Ce tissu […] pénètre par de multiples effractions les tissus voisins qu’il envahit. Enfin, certains tissus se détachent de la masse tumorale, passent dans les vaisseaux sanguins ou lymphatiques et vont se greffer à distance, formant des métastases, dont la structure reproduit celle de la tumeur primitive.

25 janvier 1984


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[1] D’après Roland Jaccard, « Psychologie en miettes », Le Monde, 7 mars 1980, p. 2.
[2] « Restaurer Lucrèce. Une rude leçon de lecture – Une histoire de contresens », Le Monde, 24 mars 1978.