Le ghetto de Varsovie en avril-mai 1943 : Insurrection ou opération de police ?

Le général SS Jürgen Stroop (centre) à la tête de l’opération de police de 1943 dans le ghetto de Varsovie

 

Chaque année, aux environs du 19 avril, les médias commémorent ce qu’ils appellent «la révolte», « le soulèvement » ou « l’insurrection » du ghetto de Varsovie. Dans les récits des journalistes, l’affaire tend à prendre des proportions de plus en plus épiques et symboliques.
 
« Il n’y a jamais eu d’insurrection » [1]. Cette réplique, vieille de cinq ans, est de Marek Edelman, qui fut l’un des principaux responsables des groupes armés juifs du ghetto. M. Edelman ajoutait : « Nous n’avons pas même choisi le jour ; les Allemands l’ont imposé en pénétrant dans le ghetto pour chercher les derniers juifs. » Il précisait que le nombre des juifs qui combattirent les armes à la main ne dépassa jamais le chiffre de deux cent vingt.
 
Il n’y eut pas d’insurrection de tout un peuple pour obtenir sa liberté ou se défendre contre la déportation ; il n’y eut que la réaction d’une poignée de jeunes juifs qui, voyant les troupes allemandes pénétrer dans leur sanctuaire, essayèrent d’abord de s’y opposer, puis tentèrent de fuir le troisième jour et, enfin, encerclés, se défendirent les armes à la main. En vingt jours d’escarmouches, les Allemands et leurs auxiliaires allaient perdre quinze hommes [2]Le tout s’apparenta à une opération de police en pleine guerre plutôt qu’à une véritable insurrection comme celle qu’allaient déclencher en août 1944, à Varsovie, les résistants polonais de l’Armée de l’Intérieur sous la direction du général « Bor » Komorowski. Or, c’est à peine si les médias commémorent cette héroïque insurrection polonaise, que les Soviétiques laissèrent les Allemands écraser tout à loisir. Les résistants polonais d’août 1944 se battirent avec un tel courage que les troupes allemandes leur rendirent les honneurs militaires.
 
Il n’est pas sans intérêt de savoir pour quel motif, en avril 1943, les Allemands avaient pris la décision de lancer une opération de police au sein du ghetto de Varsovie.
 
Les juifs regroupés dans ce « ghetto » ou ce « quartier juif » constituaient une population d’environ trente-six mille personnes officiellement enregistrées auxquelles s’ajoutaient, selon toute probabilité, plus de vingt mille clandestins. Le ghetto était en quelque sorte une ville dans la ville, administrée par un Judenrat ou Conseil juif et une police juive qui collaboraient avec les autorités d’occupation, y compris contre les « terroristes » juifs. Des abris anti-aériens avaient été édifiés sur instruction des Allemands à la suite d’un premier bombardement de Varsovie par l’aviation soviétique en 1942 ; pour ce faire, les Allemands avaient fourni aux juifs le ciment et les matériaux nécessaires. Ce sont ces abris anti-aériens que la légende allait transformer en « blockhaus » et en « bunkers » comparables, pour un peu, aux casemates de la Ligne Maginot.
 

Des ateliers et des usines fonctionnaient et des ouvriers juifs y travaillaient pour le compte des Allemands dont ils étaient les fournisseurs. Un commerce intense s’exerçait à l’intérieur du ghetto. De petits groupes armés, ne représentant pas plus de deux cent vingt personnes, dont le programme comportait l’usage de « la terreur et du sabotage », se livraient à des exactions contre la police juive, contre les Conseils juifs et contre les gardes d’usines et d’ateliers [3]. Ces « terroristes » tiraient profit de l’activité industrielle et commerciale du ghetto, rackettaient les commerçants ou les habitants, exerçaient sur eux menaces et chantages, allant, par exemple, jusqu’à les emprisonner dans leurs maisons pour en obtenir les sommes d’argent exigées ; ils réussissaient même à acheter des armes aux soldats qui, à Varsovie comme souvent à l’arrière du front, constituaient une troupe disparate, mal entraînée, peu motivée ; il leur arrivait aussi de commettre des attentats contre des militaires allemands ou des « collaborateurs » juifs.

L’insécurité grandissait. Pour cette raison, la population polonaise dans son ensemble était de plus en plus hostile à l’existence de ce ghetto et les Allemands, de leur côté, craignaient que celui-ci ne devînt une menace pour le nœud ferroviaire que représentait la ville de Varsovie dans leur économie de guerre et dans le transport des troupes en direction du front russe.

 
Himmler prit alors la décision de transférer la population juive ainsi que les ateliers et usines vers la zone de Lublin (dans le sud de la Pologne) et de raser le ghetto pour y construire un parc sur son emplacement. Dans un premier temps, les Allemands cherchèrent à inciter les juifs à accepter ce transfert. Mais les « terroristes » ne l’entendaient pas de cette oreille car un tel déplacement signifiait pour eux la perte à la fois de leurs ressources financières et de leur liberté de mouvement. Ils mirent donc toute leur énergie à s’y opposer, jusqu’au 19 avril 1943 où, sur l’ordre de Himmler, fut lancée une opération de police afin d’évacuer de force les derniers juifs.
 
Ce jour-là les troupes du colonel von Sammern-Frankenegg, responsable de l’opération, pénétrèrent dans le ghetto, appuyées par un seul char – d’ailleurs capturé pendant la campagne de France – et par deux voitures blindées. Les «terroristes» ou francs-tireurs opposèrent une première résistance assez vive, qui fit douze blessés (six Allemands et six supplétifs, dits « Askaris »). Himmler, toujours soucieux d’éviter les pertes en hommes, s’en indigna et, le soir même, releva Sammern-Frankenegg de son commandement pour le remplacer par le général Jürgen Stroop. Ce dernier, chargé de mener à son tour l’opération de police avec lenteur pour plus de sécurité, l’effectua de la manière suivante : chaque matin, les troupes pénétraient dans le ghetto, vidaient les immeubles de leurs habitants et utilisaient des fumigènes (et non des gaz toxiques !) pour extraire des abris anti-aériens les juifs qui s’y cachaient ; on détruisait ensuite les immeubles au fur et à mesure de leur évacuation. Chaque soir, les troupes se retiraient et bouclaient le ghetto pour la nuit afin que personne ne s’en échappât.
 
Défilé de la police juive du ghetto de Varsovie
Pour parvenir à une évacuation totale l’opération dura vingt jours. Dès le troisième jour, les groupes armés juifs avaient tenté de fuir mais avaient été enfermés dans la nasse. Contrairement à ce qui a été dit, le commandement allemand ne fit pas appel à l’aviation pour détruire le ghetto et l’opération ne comporta aucun bombardement aérien.
 
Le chiffre des morts juives n’est pas connu, le chiffre de 56.065 généralement produit étant celui des juifs arrêtés pour être dirigés vers le camp de transit de Treblinka et, de là, vers Lublin [4]. Le chiffre des morts allemandes – répétons-le – fut de quinze. Un policier polonais fut tué le 19 mai, soit onze jours après la dernière escarmouche.
 

On ne mettra en doute ni le courage des juifs résistants du ghetto ni le caractère tragique de toute l’affaire, avec une population civile prise elle-même dans un combat entre quelques formations disparates de l’armée allemande et de petits groupes de francs-tireurs dispersés dans la population. Mais, contrairement à une certaine propagande grandissante, toute cette affaire fut loin de constituer une révolte « apocalyptique », comme on l’a qualifiée récemment [5], surtout si l’on songe aux dizaines de milliers de morts, civils et militaires, qui survinrent pendant ces vingt jours, sur tous les champs de bataille de la planète et dans les villes européennes soumises aux bombardements de l’aviation anglo-américaine. [6]

[Texte daté du 28 avril 1993, Nouvelle Vision, n° 30, septembre-novembre 1993, p. 8-13.]
 
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Notes
 
[1] Libération, 18 avril 1988, p. 27.
 
[2] Document de Nuremberg PS-1061, « Rapport du 16 mai 1943 intitulé : “Il n’y a plus de quartier juif à Varsovie” [Es gibt keinen jüdischen Wohnbezirk in Warschau mehr !] », TMI, XXVI, p. 628-694, suivies d’un choix de dix-huit photographies sur cinquante-quatre. En 1979 un ouvrage fut publié, aux États-Unis, qui se présentait comme une reproduction en fac-similé du rapport et des communiqués du général Stroop en allemand avec une traduction en anglais : The Jewish Quarter of Warsaw Is No More ! The Stroop Report (non paginé). Le ghetto de Varsovie était « ouvert » malgré le mur d’enceinte ; en ce sens, il méritait sans doute plus la dénomination de « quartier juif » que de ghetto. Les escarmouches proprement dites durèrent du 19 avril au 8 mai 1943, soit pendant vingt jours.
 
[3] Sur ces points comme sur bien d’autres on consultera notamment : Yisrael Gutman, The Jews of Warsaw 1939-1943. Ghetto, Underground, Revolt, et Il y a 50 ans : le soulèvement du ghetto de VarsovieDans ce dernier ouvrage figure la réédition d’un article d’Adam Rutkowski, publié en 1969 sous le titre : « Quelques documents sur la révolte du ghetto de Varsovie » (p. 160-169). A la page 162 se trouvent les « directives générales pour le combat de l’Organisation Juive de Combat ». Étaient prévues des « actions de terreur contre la police juive, le Judenrat, le Werkschutz [service de protection des usines et des ateliers] ». Il y était précisé : « L’état-major élabore le plan central d’action – sabotage et terreur – dirigé contre l’ennemi ».
 
Dans l’ouvrage d’Y. Gutman on trouvera des précisions sur les méthodes employées par cette organisation ; ces méthodes ne différaient guère de celles d’une mafia (p. 344-349). Les Allemands savaient qu’ils avaient affaire à forte partie. Ils cherchaient à convaincre les juifs de se laisser transporter vers la zone de Lublin avec les ateliers fonctionnant pour la machine de guerre allemande. En mars 1943, une curieuse « bataille d’affiches » se produisait entre l’Organisation Juive de Combat (OJC) et Walter C. Többens, chargé de l’évacuation des juifs. Des affiches de l’OJC appelaient à refuser le transfert vers ce qu’ils appelaient des camps de la mort. Les Allemands laissèrent ces affiches en place et se contentèrent d’apposer à leurs côtés des affiches signées « Walter C. Többens » où les affirmations de l’OJC étaient réfutées point par point. Y. Gutman écrit : « Többens disait la vérité au sujet des transports ; ils n’étaient pas dirigés vers des camps de la mort et c’est un fait qu’il existait [dans la région de Lublin] des bâtiments pour intégrer les usines. Mais à l’époque la résistance et la suspicion des juifs étaient si fortes que même les tactiques les plus ingénieuses ne pouvaient en venir à bout » (p. 334-335). C’est après avoir constaté l’échec des méthodes de persuasion que les Allemands décidèrent leur opération de police.
 
[4] « Quand on eut fait sortir les gens du ghetto, au nombre de cinquante ou soixante mille, ils furent conduits à la gare. La Police de sûreté [Sicherheitspolizei] était seule responsable d’eux et devait assurer leur transport vers Lublin » (Déclaration sous serment de Jürgen Stroop lue le 12 avril 1946 par un procureur américain du Tribunal de Nuremberg, TMI, XI, p. 365).
 
[5] « La terrible, exemplaire et apocalyptique révolte des habitants du ghetto de Varsovie est à la fois un acte de désespoir et d’héroïsme » (D. Desthomas, La Montagne, 17 avril 1993, p. 12).
 
[6] La presse du monde entier s’emploie à magnifier « l’insurrection du ghetto de Varsovie». Au Brésil, une publication révisionniste s’est récemment livrée à une comparaison entre, d’une part, les exagérations et les inventions de la presse brésilienne sur le sujet et, d’autre part, la réalité des faits (S. E. Castan, « Documento, A Verdadeira Historia do Levante do Gueto de Varsovia », Boletim-EP (Esclarecimento ao Pais) primeiro informativa revisionista do Brasil, juin 1993, p. 7-14. Adresse : Revisão Editora Ltda, Caixa Postal 10466, Porto Alegre, RS, Brésil).